Page:Dostoïevski - Le Bouffon (paru dans l'Almanach illustré), 1848.djvu/3

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qu’il racontait, mais de sa personnalité même, de son cœur, de sa tête, de son extérieur, de sa chair et de son sang.

Je suis persuadé qu’à ces moments-là il sentait tout le grotesque de sa situation, mais toute protestation mourait dans sa gorge, bien que, chaque fois, on la sentît naître noblement en lui. Encore une fois, je suis convaincu que le contraste venait d’un reste de dignité, d’une sensibilité profonde et discrète et non de la triste perspective d’être chassé à coups de pied et de ne pouvoir emprunter quelque argent à ses auditeurs : le personnage, en effet, empruntait constamment ; il sollicitait sans honte le salaire de ses grimaces et de son abaissement. Il se sentait le droit d’agir ainsi, ses facéties ne tendant qu’à cette unique fin.

Mais, mon Dieu ! quel emprunt c’était ! et quel air se croyait-il obligé de prendre ! Je n’aurais jamais pu supposer, avant de l’avoir vu, qu’un aussi petit espace que l’était cette figure ridée, anguleuse et ravinée, pût être le théâtre de tant de grimaces différentes, et, à la fois, de sensations aussi étranges, d’impressions aussi désespérées, car, que n’y voyait-on pas ? La honte, une fausse arrogance, la colère avec ses rougeurs subites, la timidité, la sollicitation du pardon d’avoir dérangé, la conviction de sa propre valeur en même temps que celle de sa nullité, tout cela passait sur ce visage le temps d’un éclair.

Depuis six ans qu’il cherchait à se faire une place dans le monde sous l’égide du Seigneur, il n’avait pu arriver à se composer une figure digne des moments intéressants où se négociait l’emprunt. Bien entendu il n’aurait jamais pu descendre trop bas et se perdre : son cœur était bien trop chaud et trop mouvant pour cela ! Je dirai mieux : c’était, selon moi, un homme des plus honnêtes et des plus nobles de la création. Seule, une petite faiblesse le rabaissait : il était toujours prêt, au premier signe, à faire une petite lâcheté, de bon cœur et sans calcul, uniquement pour faire plaisir à son prochain. Bref, c’était ce qu’on appelle vulgairement une chiffe.