Page:Dostoïevski - Le Bouffon (paru dans l'Almanach illustré), 1848.djvu/7

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sommes ses enfants : aussi sommes-nous, tant que nous le pouvons, pendus à son sein nourricier.

Un rire général emplit la pièce.

— Croyez-moi, cependant, Messieurs : je n’ai jamais accepté de pots-de-vin, s’écria le conteur en lançant un regard méfiant sur l’assistance.

Une nouvelle explosion de joie couvrit les paroles de Polzounkov.

— Je vous assure, Messieurs…

Il s’arrêta, regardant ses auditeurs. L’expression de sa figure était bizarre : sans doute l’idée lui venait-elle qu’il était encore le moins malhonnête parmi toute cette honnête compagnie… Néanmoins son visage resta grave jusqu’à ce que les rires se fussent apaisés.

— Ainsi, reprit Polzounkov, je n’ai jamais accepté de pots-de-vin. Mais cette fois-ci, cependant, j’eus la faiblesse de prendre l’argent que me remit un homme habitué à cette manière de régler certaines histoires. J’avais entre les mains quelques petits papiers assez compromettants pour Théodose Nikolaievitch.

— Vous voulez dire qu’il vous les a rachetés ?

— Parfaitement.

— Et combien vous a-t-il donné ?

— Il m’a donné… N’importe lequel d’entre vous, Messieurs, aurait pour cette somme vendu sa conscience, et avec toutes ses variantes encore… si cette conscience avait pu valoir quelque monnaie, bien entendu… Et cependant, voyez-vous, j’eus à ce moment-là l’impression qu’on me versait de l’eau bouillante sur le crâne. Je vous assure que je ne savais plus exactement ce qui se passait en moi, je n’étais ni mort ni vif, mes jambes flageolaient, mes lèvres tremblaient ; j’avais bien envie de demander pardon, tellement je me sentais en faute, écrasé devant Théodose Nikolaievitch.

— Vous a-t-il pardonné, enfin ?

— Mais je n’ai pas demandé le pardon… je dis simplement ce qui se passait en moi à cet instant. J’ai un cœur chaud, savez-vous. Je voyais qu’il me regardait.