Page:Dostoïevski - Le Bouffon (paru dans l'Almanach illustré), 1848.djvu/6

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— Vous êtes vraiment perspicace. C’était le soir. Au-dessus de la petite ville de N… les ténèbres s’épaississaient, mais la lune avait des velléités de se montrer… enfin tout était poétique à souhait. C’est alors que, dans le crépuscule qui s’attardait, je sortis de mon petit logement, après avoir dit au revoir à feu ma pauvre grand’mère, ma grand’mère qui restait renfermée. (Excusez-moi d’employer cette expression à la mode que je viens d’entendre chez Nicolas Nikolaievitch. Ma grand’mère était, en effet, entièrement renfermée : elle était aveugle, muette, sourde, bête, tout ce que vous voudrez…) J’avouerai que j’étais tout tremblant, car je me préparais à aborder une grande affaire ; mon cœur battait la chamade comme celui d’un petit chat qu’une main osseuse soulève par la peau du cou.

— Excusez, Monsieur Polzounkov. Que désirez-vous ?

— Veuillez abréger, s’il vous plaît, et conter simplement.

— À vos ordres, dit Polzounkov, visiblement gêné. J’entrai donc dans la maison de Théodose Nikolaievitch. Celui-ci était pour moi un collègue, plus encore : un chef. On m’annonça et on m’introduisit dans son cabinet que je vois encore. Il faisait sombre et on n’apportait point de bougie. Je regarde, et voilà que Théodose Nikolaievitch entre dans la pièce. Tous deux, nous restons dans les ténèbres. Alors, Messieurs, il advint entre nous une chose étrange. C’est-à-dire… non… il n’y avait là rien d’étrange ; c’est simplement comme tout ce qui arrive dans la vie. Je sortis de ma poche un rouleau de papiers. Il fit de même. Mais ses papiers, à lui, étaient des billets de banque…

— Des billets de banque ?

— Oui, et nous échangeâmes nos papiers.

— Je parie qu’il était un peu question de chantage dans cette affaire, dit un monsieur jeune, élégamment vêtu.

— Chantage ? chantage ? Ah ! Monsieur, si, un jour, vous faites votre service dans une administration de l’État, vous verrez comme il vous sera loisible de chauffer vos mains au foyer de la patrie. Elle est notre mère, nous