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les nuits blanches

abandonné, sauvage, les sentiers couverts de mousse où ils se sont promenés si souvent ensemble « si longtemps et si tendrement » ? Et cette maison étrange de ses aïeux où elle vécut si longtemps seule et triste, avec un vieux mari morose, un vieux mari galeux dont ils avaient peur, eux, les enfants amoureux ! Comme elle souffrait et comme (cela va sans dire, Nastenka !) on était méchant pour eux ! O Dieu ! ne l’a-t-il pas revue, plus tard, sous un ciel étranger, tropical, dans une ville éternellement merveilleuse, aux mille clartés d’un bal, au fracas de la musique, dans un palasso (je vous jure, Nastenka, dans un palasso), à un balcon festonné de myrtes et de roses, où, en le reconnaissant, elle se démasqua vite et lui souffla à l’oreille : « Je suis libre ! » et se jeta dans ses bras en s’écriant de transport, dans l’oubli de tout, et la maison morne, et le vieillard morose, et la maison triste du pays lointain, et le banc sur lequel, après les derniers baisers passionnés de la séparation, elle tomba pâmée, roidie par le désespoir ?… Oh ! convenez, Nastenka, qu’on peut se troubler, rougir comme un écolier surpris dans le jardin où il dérobait les pommes du voisin, si après tant d’événements tragiques qui vous laissent palpitant d’émotion, un ami inattendu, gai et bavard, ouvre tout à coup votre porte et vous crie, comme si rien n’était arrivé : « Mon cher, je reviens de Pavlovsk ! » Dieu de Dieu ! le vieux comte vient de mourir, un bonheur infini va commencer pour les deux amants, et voilà quelqu’un qui revient de Pavlovsk !…

Je me tus très pathétiquement. Je me rappelle que je fis un grand effort pour éclater de rire. Je sentais en moi des idées diaboliques remuer ; ma gorge se serrait, mon menton tremblait, mes yeux étaient humides… Je m’attendais à voir Nastenka rire la première de son gai et irrésistible rire d’enfant, et je me repentais déjà d’être allé si loin, d’avoir raconté ce que je tenais depuis si longtemps caché dans mon cœur. Et c’est pourquoi je