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les nuits blanches

voulais avoir ri avant elle ; mais, à mon grand étonnement, elle resta silencieuse, me serrant légèrement les mains, et me demanda avec un accent timide :

— Avez-vous vraiment toujours vécu ainsi ?

— Toujours, Nastenka, toujours, et je crois que je finirai ainsi.

— Non, cela ne se peut, dit-elle avec émotion, cela ne se peut ! Est-ce que je pourrais, moi, passer toute ma vie avec ma babouschka ? Ce n’est pas bien du tout de vivre ainsi.

— Je le sais, Nastenka, je le sais. Et je le sais plus que jamais depuis que je suis auprès de vous ; car c’est Dieu lui-même qui vous a envoyée, cher ange, pour me le dire et me le prouver. Maintenant, quand je suis auprès de vous, quand je vous parle, l’avenir me semble impossible, l’avenir, la solitude, l’absence, le vide. Et que vais-je rêver maintenant que je suis heureux auprès de vous, en réalité ? Soyez bénie, vous qui ne m’avez pas repoussé, vous à qui je devrai toute une soirée de bonheur.

— Oh ! non, non ! s’écria Nastenka. Cela ne se peut pas ! ne nous séparons pas ainsi ! Qu’est-ce que c’est que deux soirées ?

Des larmes brillaient dans ses yeux.

— Ô Nastenka, Nastenka ! savez-vous pour combien de temps vous m’avez donné de la joie ? Savez-vous que j’ai déjà meilleure opinion de moi-même ? Je me repens un peu moins d’avoir fait de ma vie un crime et un péché. Car c’est un crime et un péché qu’une telle vie. Et ne croyez pas que j’aie rien exagéré. Pardieu ! non, je n’ai rien exagéré. Par moments, un tel chagrin m’envahit… Il me semble que je ne suis plus capable de vivre ma vie, et je me maudis moi-même. Après mes nuits fantastiques, j’ai de terribles moments de lucidité. Et autour de moi la vie tourbillonne pourtant ! la vie des hommes, celle qui n’est pas faite sur commande… Et pourtant,