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le joueur

— Vous savez qu’il m’est permis de vous parler très franchement et même de vous interrompre. Je vous le répète, je suis votre esclave, et on ne rougit pas devant un esclave.

— Quelle sottise ! Je n’admets pas du tout votre théorie.

— Je ne vous ai pas dit, remarquez-le, que je suis heureux d’être votre esclave. J’en parle comme d’un fait indépendant de ma volonté.

— Soyez franc ! Pourquoi avez-vous besoin d’argent ?

— Pourquoi avez-vous besoin de le savoir ?

— Comme vous voudrez !

Elle releva la tête avec une inexprimable fierté.

— Vous n’acceptez pas ma théorie de l’esclavage, mais vous la pratiquez : « Réponds et ne raisonne pas ! » Soit ! Vous me demandez pourquoi j’ai besoin d’argent ? Parce que l’argent est la seule puissance irrésistible.

— Je comprends. Mais, prenez garde ! Vous allez devenir fou. Vous allez jusqu’au fatalisme. Il y a d’ailleurs certainement un but plus particulier. Parlez sans ambages, je le veux.

Elle paraissait près de se fâcher et cela me plaisait infiniment ; j’étais ravi qu’elle me questionnât avec tant d’insistance.

— Oui, j’ai un but, dis-je, mais je ne puis vous dire lequel. Ou plutôt… c’est tout simplement parce que, avec de l’argent, je deviendrai, même pour vous, un homme !

— Bah ! Comment cela ?

— Comment ? Vous ne comprenez pas comment je pourrais parvenir à être pour vous autre chose qu’un esclave ?

— Ne me disiez-vous pas que cet esclavage faisait votre bonheur ? Moi-même je le pensais.

— Ah ! vous le pensiez ? m’écriai-je avec une joie étrange. Qu’une telle naïveté me plaît de votre part !