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le joueur

Eh bien, oui, cet esclavage fait ma joie. Il existe, il est réel, ce délice de descendre au dernier degré de l’avilissement. Je pense souvent que le knout doit receler de mystérieuses jouissances. Mais je veux essayer d’autres plaisirs. Tout à l’heure, à table, devant vous, le général me faisait des remontrances. Les sept cents roubles par an, qu’il ne me payera peut-être pas, lui en donnent le droit. Le marquis de Grillet lève très haut les sourcils quand il me voit, tout en faisant semblant de ne pas me remarquer. Mais savez-vous que j’ai une envie folle de le tirer un jour par le nez ?

— Quelle gaminerie ! Il n’y a pas de situation où l’on ne puisse se tenir avec dignité. La douleur doit nous relever au lieu de nous avilir.

— Le beau cliché ! Mais êtes-vous bien sûre que je puisse me tenir avec dignité ? Je suis peut-être un homme digne ; mais me tenir avec dignité, c’est autre chose. Tous les Russes sont ainsi, parce qu’ils sont trop richement et trop universellement doués pour trouver aussitôt l’attitude exigée par les circonstances. C’est une question de place publique. Il nous faut du génie pour concentrer nos facultés et les fixer dans l’attitude qu’il faut. Et le génie est rare. Il n’y a peut-être que les Français qui sachent paraître dignes sans l’être. C’est pourquoi, chez eux, la place publique a tant d’importance. Un Français laisse passer une offense réelle, une offense de cœur, sans la relever, pourvu qu’elle soit secrète ; mais une pichenette sur le nez, voilà ce qu’il ne tolère jamais, car cela constitue une dérogation aux lois des convenances. C’est pourquoi nos jeunes filles aiment tant les Français, c’est à cause de leur jolie attitude. Le coq gaulois ! Pour moi, vous savez, cette attitude-là… Du reste, je ne suis pas une femme, et peut-être le coq a-t-il du bon. Mais est-ce que je ne vais pas trop loin ? Aussi, vous ne m’arrêtez pas ! Quand je vous parle, je voudrais vous dire tout, tout, tout, et je perds un peu le respect. Je n’ai pas