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le joueur

se tenant droite, le verbe haut et impératif, grondant toujours, toujours en colère ; en un mot, tout à fait la même personne que j’avais eu déjà l’honneur de voir deux fois depuis que j’étais au service du général en qualité d’outchitel.

Je me tenais devant elle immobile, comme pétrifié. Elle me regardait de ses yeux perçants. Elle m’avait reconnu et m’avait appelé par mon nom et celui de mon père.

Et c’était cette vivace créature qu’on croyait déjà dans la bière et qu’on ne considérait plus que comme un héritage ! Elle nous enterrera tous, pensais-je, et l’hôtel avec nous ! Et les nôtres, maintenant, que deviendront-ils ? — Le général ? — Elle va mettre tout l’hôtel sens dessus dessous…

— Eh bien, mon petit père, pourquoi te tiens-tu ainsi devant moi, les yeux écarquillés ? me cria la babouschka. Tu ne sais donc pas souhaiter la bienvenue ? Ou bien ne m’as-tu pas reconnue ? Entends-tu, Potapitch ? — dit-elle à un petit vieillard orné d’une cravate blanche étalée sur un frac, et d’un crâne déplumé, son majordome, qu’elle avait emmené avec ses bagages. — Entends-tu ? Il ne me reconnaît pas ! On m’a déjà couchée dans mon tombeau !… On envoyait télégramme sur télégramme : « Morte ? ou : Pas encore ? » Je sais tout. Pourtant je suis encore de ce monde.

— Mais permettez, Antonida Vassilievna, pourquoi souhaiterais-je votre mort ? répondis-je assez gaiement et revenu de ma stupeur. J’étais seulement étonné…

— Qu’y a-t-il donc de si étonnant ? J’ai pris le train ; je suis partie. On est très bien dans le train. Tu es allé te promener ?

— Oui, je reviens de la gare.

— Il fait bon ici, et chaud. Et quels beaux arbres ! J’aime cela… Les nôtres sont-ils à la maison ? Où est le général ?