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le joueur

— En effet, j’ai entendu une voix de femme, mais je ne sais qui elle appelle. Maintenant je vois d’où viennent ces cris, dit M. Astley en m’indiquant notre hôtel. C’est une femme assise dans un grand fauteuil que plusieurs laquais viennent de déposer sur le perron. On apporte des malles. Elle vient sans doute d’arriver.

— Mais pourquoi m’appelle-t-elle ? Voyez, elle crie encore et elle fait des signes.

— Je vois, dit M. Astley.

— Alexeï Ivanovitch ! Alexeï Ivanovitch ! Ah ! Dieu ! Quel imbécile !

Ces cris venaient du perron de l’hôtel.

Nous nous mîmes à courir. Mais, en arrivant, les bras me tombèrent de stupéfaction et je demeurai cloué sur place.


IX


Sur le perron de l’hôtel se tenait la babouschka ! On l’avait apportée dans un fauteuil. Elle était entourée de valets et de servantes. Le majordome était allé en personne à la rencontre de la nouvelle venue, qui amenait ses domestiques personnels et des voitures encombrées de bagages. Oui, c’était elle-même, la terrible, la riche Antonida Vassilievna Tarassevitcheva, avec ses soixante-quinze ans ; c’était bien la pomiestchitsa[1], la barina de Moscou, la baboulinka, pour qui l’on avait tant fait jouer le télégraphe, toujours mourante, jamais morte. Elle arrivait à l’improviste, comme il pleut, comme il neige. Privée de l’usage de ses jambes, elle était venue, dans son fauteuil, que depuis cinq ans elle n’avait jamais quitté, vivante pourtant, contente d’elle-même,

  1. Féminin de pomiestichik, propriétaire terrien.