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le joueur

— Ce n’est pas cela, interrompit de Grillet avec mépris et dépit. Non, cher monsieur, notre cher général se trompe en prenant ce ton, il voulait vous dire…, c’est-à-dire vous prévenir… ou, pour parler plus justement, vous prier instamment de ne pas consommer sa perte. Eh bien ! oui, de ne pas le perdre. J’emploie avec intention ce mot.

— Mais comment ? interrompis-je. Que voulez-vous dire ?

— Eh bien ! vous vous êtes constitué le… le… comment dirais-je ? le mentor de cette terrible vieille ; considérez donc qu’elle va se ruiner ! Vous avez vu vous-même comment elle joue. Si elle commence à perdre, elle ne quittera plus la roulette, par entêtement. Elle jouera toujours, et vous savez qu’on ne répare pas ainsi ses pertes, et alors… alors…

— Et alors, reprit le général, vous me perdez, moi et ma famille, qui sommes ses héritiers… Elle n’a pas de plus proches parents que nous. Je vous parle franchement, nos affaires vont mal, très mal. Vous deviez d’ailleurs vous en douter déjà. Si elle fait des pertes considérables, ô Dieu ! que deviendrons-nous ?

Le général se tourna vers de Grillet.

— Alexis Ivanovitch, sauvez-nous ! sauvez-nous !

— Mais, général, que puis-je en tout ceci ?…

— Refusez-vous à la guider, abandonnez-la.

— Mais un autre prendra ma place !

— Ce n’est pas ça, ce n’est pas ça, interrompit de Grillet, que diable ! Non, ne l’abandonnez pas, mais plutôt persuadez-la… Ne la laissez pas risquer trop d’argent.

— Mais comment le pourrais-je faire ? Essayez donc, vous-même, monsieur de Grillet, ajoutai-je avec l’expression la plus naïve que je pus.

Je surpris à ce moment un regard expressif et interrogateur de Mlle  Blanche à de Grillet. De Grillet lui-même laissa voir une émotion qu’il ne put maîtriser.