Page:Dostoïevski - Le Sous-sol, 1909.djvu/86

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expliquait et effaçait l’anachronisme. Mais grâce à Dieu (j’en bénis encore le Très-Haut avec des larmes), je n’envoyai pas ma lettre. J’ai la chair de poule rien qu’en songeant à ce qui aurait pu arriver, si je l’eusse envoyée. Et soudain… et soudain je me vengeai de la façon la plus simple, la plus géniale ! Une idée lumineuse m’éclaira soudain. Quelquefois, les jours de fête, j’allais à la Perspective Nevski, vers quatre heures, et je me promenais sur le trottoir exposé au midi. C’est-à-dire que je ne songeais pas à me promener, mais j’éprouvais des tortures innombrables, des humiliations, et je me faisais de la bile. Mais il est probable que j’en avais besoin. Je me glissais comme une anguille, de la façon la plus disgracieuse, entre les promeneurs, cédant le pavé tantôt à des généraux, tantôt à des officiers, chevaliers-gardes ou hussards, tantôt à des dames. A ces moments, je ressentais des douleurs convulsives au cœur et une chaleur dans le dos, en me représentant l’état misérable de mon costume, l’état misérable et la bassesse de mon individu qui se faufilait. C’était une véritable torture, l’humiliation insupportable, constante, de l’idée qui se changeait bientôt en une sensation aiguë directe, que je suis un moucheron devant tout ce monde, un vilain moucheron inutile, — plus intelligent, plus développé, plus généreux, cela va sans dire, — mais un moucheron cédant sans cesse à tous, outragé et humilié par tous. Pour-