Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/101

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se savait destiné à jouer un rôle ; mais Aliocha, qui lui était fort attaché, s’affligeait de le voir dépourvu de conscience, et cela sans que le malheureux s’en rendît compte lui-même ; sachant en effet qu’il ne déroberait jamais de l’argent à sa portée, Rakitine s’estimait parfaitement honnête. À cet égard, ni Aliocha ni personne n’auraient pu lui ouvrir les yeux.

Rakitine était un trop mince personnage pour figurer aux repas ; en revanche, le Père Joseph et le Père Païsius avaient été invités, ainsi qu’un autre religieux. Ils attendaient déjà dans la salle à manger lorsque Piotr Alexandrovitch, Kalganov et Ivan Fiodorovitch firent leur entrée. Le propriétaire Maximov se tenait à l’écart. Le Père Abbé s’avança au milieu de la pièce pour accueillir ses invités. C’était un grand vieillard maigre, mais encore vigoureux, aux cheveux noirs déjà grisonnants, au long visage émacié et grave. Il salua ses hôtes en silence, et ceux-ci vinrent cette fois recevoir sa bénédiction, Mioussov tenta même de lui baiser la main, mais l’Abbé prévint son geste en la retirant. Ivan Fiodorovitch et Kalganov allèrent jusqu’au bout, faisant claquer leurs lèvres à la façon des gens du peuple.

« Nous devons vous faire toutes nos excuses, mon Révérend Père, commença Piotr Alexandrovitch avec un gracieux sourire, mais d’un ton grave et respectueux, car nous arrivons seuls, sans notre compagnon Fiodor Pavlovitch, que vous aviez invité ; il a dû renoncer à nous accompagner et non sans cause. Dans la cellule du Révérend Père Zosime, emporté par sa malheureuse querelle avec son fils, il a prononcé quelques paroles fort déplacées… fort inconvenantes… ce dont Votre Révérence doit avoir déjà connaissance, ajouta-t-il avec un regard du côté des religieux. Aussi, conscient de sa faute et la déplorant sincèrement, il a éprouvé une honte insurmontable et nous a priés, son fils Ivan et moi, de vous exprimer son sincère regret, sa contrition, son repentir… Bref, il espère tout réparer par la suite ; pour le moment il implore votre bénédiction et vous prie d’oublier ce qui s’est passé… »

Mioussov se tut. Arrivé vers la fin de sa tirade, il se sentit si parfaitement content de lui, qu’il en oublia sa récente irritation. Il éprouvait de nouveau un vif et sincère amour pour l’humanité. Le Père Abbé, qui l’avait écouté gravement, inclina la tête et répondit :

« Je regrette vivement son absence. Participant à ce repas, peut-être nous eût-il pris en affection, et nous de même. Messieurs, veuillez prendre place. »