Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/109

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pourvu que ce but s’offrît à lui, pour des raisons souvent étonnamment illogiques, comme une vérité infaillible. Bref, il était honnête et incorruptible. Bien qu’aveuglément soumise toute sa vie à la volonté de son mari, sa femme l’avait tourmenté, aussitôt après l’affranchissement des serfs, pour quitter Fiodor Pavlovitch et aller entreprendre un petit commerce à Moscou, car ils avaient des économies ; mais Grigori décida, une fois pour toutes, que son épouse avait tort, « toutes les femmes étant toujours déloyales ». Ils ne devaient pas quitter leur ancien maître, quel qu’il fût, « parce que c’est leur devoir maintenant ».

« Comprends-tu ce qu’est le devoir ? demanda-t-il à Marthe Ignatièvna.

— Je le comprends, Grigori Vassiliévitch ; mais en quoi est-ce notre devoir de rester ici, voilà ce que je ne comprends pas, répondit fermement Marthe Ignatièvna.

— Que tu le comprennes ou non, cela sera ! Dorénavant, tais-toi. »

C’est ce qui arriva ; ils restèrent, et Fiodor Pavlovitch leur assigna de modestes gages payés régulièrement. De plus, Grigori savait qu’il exerçait sur son maître une influence incontestable. Bouffon rusé et obstiné, Fiodor Pavlovitch, de caractère très ferme « dans certaines choses de la vie », suivant son expression, était, à son propre étonnement, pusillanime dans quelques autres. Il savait lesquelles et éprouvait bien des craintes. Dans certains cas, il lui fallait se tenir sur ses gardes, il ne pouvait se passer d’un homme sûr ; or, Grigori était d’une fidélité à toute épreuve. À maintes reprises, au cours de sa carrière, Fiodor Pavlovitch risqua d’être battu, et même cruellement ; ce fut toujours Grigori qui le tira d’affaire, tout en lui faisant chaque fois des remontrances. Mais les coups seuls n’eussent pas effrayé Fiodor Pavlovitch ; il y avait des cas plus relevés, parfois même fort délicats, fort compliqués, où, sans qu’il sût trop pourquoi, il éprouvait le besoin d’avoir une personne sûre à ses côtés. C’étaient presque des cas pathologiques : foncièrement corrompu et souvent luxurieux jusqu’à la cruauté, tel un insecte malfaisant, Fiodor Pavlovitch, dans des minutes d’ivresse, ressentait soudain une atroce angoisse. « Il me semble alors que mon âme palpite dans ma gorge », disait-il parfois. Et dans ces moments-là, il aimait avoir auprès de lui, dans son entourage immédiat, un homme dévoué, ferme, point corrompu, qui, bien que témoin de son inconduite et au courant de ses secrets, tolérât tout cela par dévouement, ne lui fit pas