Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/111

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sentait que son mari appréciait son silence et y voyait une preuve d’esprit. Il ne l’avait jamais battue, sauf une fois, et pas sérieusement. La première année du mariage d’Adélaïde Ivanovna et de Fiodor Pavlovitch, à la campagne, les filles et les femmes du village, alors encore serves, s’étaient rassemblées dans la cour des maîtres pour danser et chanter. On entonna la chanson Dans ces prés, dans ces beaux prés verts[1]… et soudain Marthe Ignatièvna, qui était jeune alors, vint se placer devant le chœur et exécuta la danse russe, non pas comme les autres, à la mode rustique, mais ainsi qu’elle l’exécutait lorsqu’elle était fille de chambre chez les riches Mioussov, sur le théâtre de leur propriété où un maître de danse venu de Moscou enseignait son art aux acteurs. Grigori avait vu le pas de sa femme, et une heure après, de retour au pavillon, il lui donna une leçon en lui houspillant quelque peu les cheveux. Mais les coups se bornèrent à cela et ne se renouvelèrent jamais plus ; du reste, Marthe Ignatièvna se promit de ne plus danser désormais.

Dieu ne leur avait pas donné d’enfants, sauf un qui mourut en bas âge. Grigori aimait les enfants et ne rougissait pas de le montrer. Lorsque Adélaïde Ivanovna s’enfuit, il recueillit Dmitri, âgé de trois ans, et prit soin de lui presque une année entière, le peignant et le lavant lui-même. Plus tard, il s’occupa aussi d’Ivan et d’Alexéi, ce qui lui valut un soufflet ; mais j’ai déjà narré tout cela. Son propre enfant ne lui donna que la joie de l’attente durant la grossesse de Marthe Ignatièvna ; à peine l’eut-il vu qu’il fut frappé de chagrin et d’horreur, car ce garçon avait six doigts. Grigori garda le silence jusqu’au jour du baptême, et s’en alla exprès se taire au jardin, où pendant trois jours il bêcha des planches dans le potager. L’heure du baptême arrivée, il avait enfin imaginé quelque chose : entrant dans le pavillon où s’étaient rassemblés le clergé, les invités et Fiodor Pavlovitch, venu en qualité de parrain, il annonça qu’« on ne devrait pas du tout baptiser l’enfant » ; cela à voix basse, en articulant à peine un mot après l’autre, et en fixant le prêtre d’un air hébété.

« Pourquoi cela ? s’informa celui-ci avec une surprise amusée.

— Parce que… c’est… un dragon… marmotta Grigori.

— Comment cela, un dragon, quel dragon ? »

Grigori se tut quelque temps.

« Il s’est produit une confusion de la nature… », murmura-

  1. Célèbre chanson populaire.