Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/114

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

sonnes charitables, surtout parmi la classe marchande, avaient tenté à plusieurs reprises d’habiller Elisabeth d’une façon plus décente, la revêtant en hiver d’une pelisse de mouton et lui faisant chausser des bottes ; d’habitude elle se laissait faire docilement, puis, quelque part, de préférence sous le porche de l’église, elle ôtait tout ce dont on l’avait gratifiée — que ce fût un mouchoir, une jupe, une pelisse ou des bottes —, abandonnait tout sur place et s’en allait nu-pieds, vêtue de sa seule chemise comme auparavant. Il arriva qu’un nouveau gouverneur, inspectant notre ville, fût offusqué dans ses meilleurs sentiments à la vue d’Elisabeth et, bien qu’il eût deviné que c’était une innocente, comme d’ailleurs on le lui exposa, il fit pourtant remarquer « qu’une jeune fille errant en chemise enfreignait la décence, et que cela devait cesser à l’avenir ». Mais, le gouverneur parti, on laissa Elisabeth comme elle était. Enfin, son père mourut et, en tant qu’orpheline, elle devint encore plus chère à toutes les personnes pieuses de la ville. En effet, tous semblaient l’aimer ; les gamins eux-mêmes, engeance chez nous fort agressive, surtout les écoliers, ne la taquinaient ni ne la maltraitaient. Elle pénétrait dans des maisons inconnues et personne ne la chassait ; au contraire, chacun la cajolait et lui donnait un demi-kopek. Elle emportait aussitôt ces piécettes pour les glisser dans un tronc quelconque, à l’église ou à la prison. Recevait-elle au marché un craquelin ou un petit pain, elle ne manquait pas d’en faire cadeau au premier enfant qu’elle rencontrait, ou bien elle arrêtait une de nos dames les plus riches pour le lui offrir ; et celle-ci l’acceptait avec joie. Elle-même ne se nourrissait que de pain noir et d’eau. Elle entrait parfois dans une riche boutique, s’asseyait, ayant auprès d’elle des marchandises de prix, de l’argent, jamais les patrons ne se défiaient d’elle, sachant qu’elle ne prendrait pas un kopek, oubliât-on des milliers de roubles à sa portée. Elle allait rarement à l’église, couchait soit sous les porches, soit dans un potager quelconque, après en avoir franchi la haie, car chez nous beaucoup de haies tiennent encore lieu de palissades. Une fois par semaine en été, tous les jours en hiver, elle venait chez les maîtres de son défunt père, mais seulement pour la nuit, qu’elle passait dans le vestibule ou dans l’étable. On s’étonnait qu’elle pût supporter une telle existence, mais elle y était accoutumée ; bien que de petite taille, elle avait une constitution exceptionnellement robuste. Certaines personnes de la société prétendaient qu’elle agissait par fierté, mais cela ne tenait pas debout : elle ne savait pas