Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/121

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oreilles aux écoutes. Tu sauras tout, j’ai dit:la suite viendra. Pourquoi, depuis cinq jours que je suis ici, avais-je une telle envie de te voir ? C’est que tu m’es nécessaire… et qu’à toi seul je dirai tout… c’est que demain une vie finit pour moi, tandis qu’une autre commence. As-tu jamais éprouvé en rêve la sensation de rouler dans un précipice ? Eh bien, moi j’y tombe réellement. Oh ! inutile de t’effrayer, je n’ai pas peur… c’est-à-dire si, j’ai peur, mais c’est une peur douce qui tient de l’ivresse… Et puis, je m’en fiche ! Esprit fort, esprit faible, esprit de femme, qu’importe ? Louons la nature ! Vois quel beau soleil, quel ciel pur, partout de verts feuillages ; c’est vraiment encore l’été. Nous sommes à quatre heures de l’après-midi, il fait calme !… Où allais-tu ?

— J’allais chez mon père et je voulais voir, en passant, Catherine Ivanovna.

— Chez elle et chez le vieux ? Quelle coïncidence ! Car, pourquoi t’ai-je appelé, pourquoi t’ai-je désiré du fond du cœur, de toutes les fibres de mon être ? Précisément pour t’envoyer chez le vieux, puis chez elle, afin d’en finir avec l’une et avec l’autre. Envoyer un ange ! J’aurais pu envoyer n’importe qui, mais il me fallait un ange. Et voilà que tu y allais de toi-même.

— Vraiment ! tu voulais m’y envoyer ?… dit Aliocha avec une expression douloureuse.

— Attends, tu le savais. Je vois que tu as tout compris; mais tais-toi. Ne me plains pas, ne pleure pas ! »

Dmitri se leva, l’air songeur :

« C’est elle qui t’a appelé ; elle a dû t’écrire, sinon tu n’y serais pas allé…

— Voici son billet, dit Aliocha en le tirant de sa poche.

Dmitri le parcourut rapidement.

— Et tu prenais par le plus court ! Ô dieux ! Je vous remercie de l’avoir dirigé de ce côté et amené vers moi, tel le petit poisson d’or qui échut au vieux pêcheur d’après le conte[1]. Écoute, Aliocha, écoute, mon frère. Maintenant, j’ai résolu de tout te dire. Il faut que je m’épanche, enfin ! Après m’être confessé à un ange du ciel, je vais me confesser à un ange de la terre. Car tu es un ange[2]. Tu vas m’écouter et

  1. Conte populaire russe qui a inspiré à Pouchkine son fameux Conte du pêcheur et du poisson (1833).
  2. Aliocha est un ange, un chérubin, Dmitri un insecte, un un ver de terre; nulle part que dans cette confession d'un coeur ardent le style de Schiller n'a déteint sur celui de Dostoïevski.