— Mon cœur vaut mieux que ma tête ! Et c’est toi qui dis cela !… Ivan, aimes-tu Aliocha ?
— Oui, je l’aime.
— Aime-le (Fiodor Pavlovitch était de plus en plus gris). Écoute, Aliocha, j’ai été grossier tantôt envers ton starets, mais j’étais surexcité. C’est un homme d’esprit, qu’en penses-tu, Ivan ?
— Cela se pourrait.
— Certainement, il y a du Piron là-dedans[1]. C’est un jésuite russe. La nécessité de jouer la comédie, de revêtir un masque de sainteté, l’indigne in petto, car c’est un noble caractère.
— Mais il croit en Dieu.
— Pas pour un kopek. Ne le savais-tu pas ? Il l’avoue à tout le monde, ou plutôt à tous les gens d’esprit qui viennent le voir. Il a déclaré sans détour au gouverneur Schultz : « Credo, mais j’ignore à quoi. »
— Vraiment ?
— C’est textuel. Mais je l’estime. Il y a en lui quelque chose de Méphistophélès, ou mieux du Héros de notre temps[2] !… Arbénine, est-ce bien son nom[3] ?… Vois-tu, c’est un sensuel, et à tel point que je ne serais pas tranquille, même maintenant, si ma femme ou ma fille allaient se confesser à lui. Quand il commence à raconter des histoires, si tu savais ce qu’il peut dire… Il y a trois ans, il nous invita à prendre le thé, avec des liqueurs, car les dames lui envoient des liqueurs ; il se mit à décrire sa vie d’autrefois, on se pâmait de rire… et comment il s’y prit pour guérir une dame… « Si je n’avais pas mal aux jambes, nous dit-il, je vous danserais une certaine danse. » Hein ! quel gaillard ! « Moi aussi, j’ai mené joyeuse vie », ajouta-t-il… Il a escroqué soixante mille roubles au marchand Démidov.
— Comment, escroqué ?
— L’autre les lui avait confiés, comme à un homme d’honneur. « Gardez-les-moi, demain on perquisitionnera chez moi. » Le saint homme garda tout. « C’est à l’Église que tu les as donnés », dit-il. Je le traitai de gredin. « Non, répliqua-t-il, mais j’ai les idées larges… » Du reste, c’est d’un autre qu’il s’agit. J’ai confondu… sans m’en douter. Encore un petit