Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/182

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Mais, bien que sa voix fût distincte et suffisamment ferme, son discours était assez décousu. Il parla beaucoup, comme s’il avait voulu, à cette heure suprême, exprimer tout ce qu’il n’avait pu dire durant sa vie, dans le dessein non seulement d’instruire, mais de faire partager à tous sa joie et son extase, d’épancher une dernière fois son cœur…

« Aimez-vous les uns les autres, mes Pères, enseignait le starets (d’après les souvenirs d’Aliocha). Aimez le peuple chrétien. Pour être venus nous enfermer dans ces murs, nous ne sommes pas plus saints que les laïcs ; au contraire, tous ceux qui sont ici ont reconnu, par le seul fait de leur présence, qu’ils étaient pires que les autres hommes… Et plus le religieux vivra dans sa retraite, plus il devra avoir conscience de cette vérité ; autrement, ce n’était pas la peine qu’il vînt ici. Quand il comprendra que non seulement il est pire que tous les laïcs, mais coupable de tout envers tous, de tous les péchés collectifs et individuels, alors seulement le but de notre union sera atteint. Car sachez, mes Pères, que chacun de nous est assurément coupable ici-bas de tout envers tous, non seulement par la faute collective de l’humanité, mais chacun individuellement, pour tous les autres sur la terre entière. Cette conscience de notre culpabilité est le couronnement de la carrière religieuse, comme d’ailleurs de toutes les carrières humaines ; car les religieux ne sont point des hommes à part, ils sont l’image de ce que devraient être tous les gens en ce monde. Alors seulement votre cœur sera pénétré d’un amour infini, universel, jamais assouvi. Alors chacun de vous sera capable de gagner le monde entier par l’amour et d’en laver les péchés par ses pleurs… Que chacun rentre en lui-même et se confesse inlassablement. Ne craignez pas votre péché, même si vous en avez conscience, pourvu que vous vous repentiez, mais ne posez pas de conditions à Dieu. Je vous le répète, ne vous enorgueillissez pas, ni devant les petits ni devant les grands. Ne haïssez pas ceux qui vous repoussent et vous déshonorent, ceux qui vous insultent et vous calomnient. Ne haïssez pas les athées, les professeurs du mal, les matérialistes, même les méchants d’entre eux, car beaucoup sont bons, surtout à notre époque. Souvenez-vous d’eux dans vos prières ; dites : « Sauve, Seigneur, ceux pour qui personne ne prie ; sauve ceux qui ne veulent pas Te prier. » Et ajoutez : « Ce n’est pas par fierté que je T’adresse cette prière, Seigneur, car je suis moi-même vil entre tous… » Aimez le peuple chrétien, n’abandonnez pas votre troupeau aux étrangers, car si vous