Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/187

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données pour la première semaine[1]. Le vendredi saint, jeûne complet ; le samedi, jusqu’à trois heures, où l’on peut prendre un peu de pain et d’eau, et boire une tasse de vin. Le jeudi saint, nous mangeons des aliments cuits sans beurre, nous buvons du vin et observons la xérophagie. Car déjà le concile de Laodicée s’exprime ainsi sur le jeudi saint : « Il ne convient pas de rompre le jeûne le jeudi de la dernière semaine et de déshonorer ainsi tout le carême. » Voilà ce qui se passe chez nous. Mais qu’est-ce que cela en comparaison de vous, éminent Père, ajouta le moine qui avait repris courage, car toute l’année, même à Pâques, vous ne vous nourrissez que de pain et d’eau ; le pain que nous consommons en deux jours vous suffit pour la semaine entière. Votre abstinence est vraiment merveilleuse.

— Et les mousserons ? demanda soudain le Père Théraponte.

— Les mousserons ? répéta le moine, stupéfait.

— Oui. Je me passerai de leur pain, je n’en ai nul besoin ; s’il le faut, je me retirerai dans la forêt, je m’y nourrirai de mousserons ou de baies. Mais eux ne peuvent pas se passer de pain, ils sont donc liés au diable. Au jour d’aujourd’hui, les mécréants prétendent qu’il est inutile de tellement jeûner. C’est là un raisonnement arrogant et impie.

— Hélas oui ! soupira le moine.

— As-tu vu les diables chez eux ? demanda le Père Théraponte.

— Chez qui ? s’informa timidement le moine.

— L’année dernière, je suis allé chez le Père Abbé à la Pentecôte, je n’y suis pas retourné depuis. J’ai vu alors un diable caché sur la poitrine d’un moine, sous le froc, seules les cornes apparaissaient ; un second moine en avait un dans sa poche, qui épiait, les yeux vifs, parce que je lui faisais peur ; un troisième donnait asile à un diablotin dans ses entrailles impures ; enfin un autre en portait un, suspendu à son cou, accroché, sans le voir.

— Vous les avez vus ? insista le moine d’Obdorsk.

— Oui, te dis-je, de mes yeux vus. En quittant le Père Abbé, j’aperçus un diable qui se cachait de moi derrière la porte, un gaillard long d’une aune ou davantage, la queue épaisse et fauve ; le bout se prit dans la fente, je fermai violemment la porte et lui pinçai la queue. Mon diable de gémir, de se débattre, je fis sur lui trois fois le signe de la croix. Il creva

  1. De carême, où le jeûne est également très sévère.