Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/206

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Dans ces conditions, quelle paix pouvait dorénavant régner dans leur famille alors que surgissaient de nouveaux motifs de haine ? Surtout, qui devait-il plaindre, lui, Aliocha ? Il les aimait également, mais que souhaiter à chacun d’eux, parmi de si redoutables contradictions ? Il y avait où s’égarer dans ce labyrinthe, et le cœur d’Aliocha ne pouvait supporter l’incertitude, car son amour avait toujours un caractère actif. Incapable d’aimer passivement, son affection se traduisait toujours par une aide. Mais pour cela, il fallait avoir un but, savoir clairement ce qui convenait à chacun et les aider en conséquence. Au lieu de but, il ne voyait que confusion et brouillamini. On avait parlé de « déchirement ». Mais que pouvait-il comprendre, même à ce déchirement ? Non, décidément, le mot de l’énigme lui échappait.

En voyant Aliocha, Catherine Ivanovna dit vivement à Ivan Fiodorovitch, qui s’était levé pour partir :

« Un instant ! je veux avoir l’opinion de votre frère, en qui j’ai pleine confiance. Catherine Ossipovna, restez aussi », continua-t-elle en s’adressant à Mme Khokhlakov. Celle-ci s’installa à côté d’Ivan Fiodorovitch, et Aliocha en face, près de la jeune fille.

« Vous êtes mes amis, les seuls que j’aie au monde, commença-t-elle d’une voix ardente où tremblaient des larmes de sincère douleur, et qui lui attira de nouveau les sympathies d’Aliocha. Vous, Alexéi Fiodorovitch, vous avez assisté hier à cette scène terrible, vous m’avez vue. J’ignore ce que vous avez pensé de moi, mais je sais que dans les mêmes circonstances, mes paroles et mes gestes seraient identiques. Vous vous souvenez de m’avoir retenue… (En disant cela, elle rougit et ses yeux étincelèrent.) Je vous déclare, Alexéi Fiodorovitch, que je ne sais quel parti prendre. J’ignore si je l’aime maintenant, lui. Il me fait pitié, c’est une mauvaise marque d’amour. Si je l’aimais toujours, ce n’est pas de la pitié mais de la haine que j’éprouverais à présent… »

Sa voix tremblait, des larmes brillaient dans ses cils. Aliocha était ému. « Cette jeune fille est loyale, sincère, pensait-il, et… elle n’aime plus Dmitri. »

« C’est cela, c’est bien cela ! s’exclama Mme Khokhlakov.

— Attendez, chère Catherine Ossipovna. Je ne vous ai pas dit l’essentiel, le parti que j’ai pris cette nuit. Je sens que ma résolution est peut-être terrible, — pour moi, mais je pressens que je n’en changerai à aucun prix. Mon cher et généreux conseiller, mon confident, le meilleur ami que j’aie