Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/225

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

En Russie, les pires ivrognes sont les meilleures des gens, et réciproquement. J’étais couché et ne pensais guère à Ilioucha ; mais, ce même jour, les gamins s’égayèrent à ses dépens, dès le matin. « Eh ! torchon de tille ! lui criait-on, on a traîné ton père par sa barbe hors du cabaret ; toi, tu courais à côté en demandant grâce. » C’était le surlendemain ; il rentra de l’école pâle et défait. « Qu’as-tu ? » lui dis-je. Il ne répondit rien. Impossible de causer à la maison ; sa mère et ses sœurs s’en seraient mêlées tout de suite, les jeunes filles avaient appris l’affaire dès le premier jour. Varvara Nicolaïevna commençait déjà à grogner : « Bouffons, pitres, pouvez-vous faire quelque chose de sensé ? — C’est vrai, dis-je, Varvara Nicolaïevna, pouvons-nous faire quelque chose de sensé ? » Je m’en tirai ainsi pour cette fois. Dans la soirée, j’allai me promener avec le petit. Il faut vous dire que, depuis quelque temps, nous allons nous promener tous les soirs, par le même chemin que voici, jusqu’à cette énorme pierre isolée, là-bas près de la haie, où commencent les pâtis communaux : un endroit désert et charmant. Nous cheminions la main dans la main, comme d’habitude ; il a une toute petite main, aux doigts minces, glacés, car il souffre de la poitrine. « Papa, fit-il, papa ! — Eh bien ! lui dis-je (je voyais ses yeux étinceler). — Comme il t’a traité, papa ! — Que faire, Ilioucha ! — Ne fais pas la paix avec lui, papa, garde-t’en bien. Mes camarades racontent qu’il t’a donné dix roubles pour ça. — Non, mon petit, pour rien au monde je n’accepterai de l’argent de lui, maintenant. » Il se mit à trembler, me saisit la main dans les siennes, m’embrassa. « Papa, provoque-le en duel ; à l’école on me taquine en disant que tu es lâche, que tu ne te battras pas, mais que tu accepteras de lui dix roubles. — Je ne puis le provoquer en duel, Ilioucha », lui répondis-je, et je lui exposai brièvement ce que je viens de vous dire à ce sujet. Il m’écouta jusqu’au bout. « Papa, dit-il pourtant, ne fais pas la paix avec cet homme ; quand je serai grand, je le provoquerai moi-même et je le tuerai ! » Ses yeux brûlaient d’un éclat intense. Malgré tout, j’étais son père, et il fallut lui dire un mot de vérité : « C’est un péché, expliquai-je, de tuer son prochain, même en duel. — Papa, je le terrasserai, une fois grand, je lui ferai sauter son sabre des mains et je me jetterai sur lui en brandissant le mien, et lui dirai : je pourrais te tuer, mais je te pardonne ! » Voyez, monsieur, voyez quel travail s’est opéré dans sa petite tête, durant ces deux jours ; il ne fait que penser à la vengeance et il a dû en parler dans son délire. Quand, avant-