Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/235

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Je lui ai déclaré que s’il n’avait pas assez d’argent pour se rendre dans une autre ville, on lui en donnerait encore, que je lui en donnerais moi-même, de mes propres ressources. Voilà ce qui l’a blessé : pourquoi venais-je, moi aussi, à son secours ? Voyez-vous, Lise, rien n’est plus pénible pour un malheureux que de voir tous les gens se considérer comme des bienfaiteurs… ; je l’ai entendu dire au starets ! Je ne sais comment exprimer cela, mais je l’ai souvent remarqué moi-même. Et j’éprouve le même sentiment. Mais surtout, bien qu’il ignorât jusqu’au dernier moment qu’il piétinerait les billets, il le pressentait fatalement. Voilà pourquoi il éprouvait une telle allégresse… Et voilà comment, si fâcheux que cela paraisse, tout est pour le mieux.

— Comment est-ce possible ? s’écria Lise, en regardant Aliocha avec stupéfaction.

— Lise, si au lieu de piétiner cet argent il l’avait accepté, il est presque sûr qu’arrivé chez lui, une heure après, il eût pleuré d’humiliation. Et demain, il serait venu me le jeter à la face, il l’eût foulé aux pieds, peut-être, comme tantôt. Maintenant au contraire il est parti en triomphe, bien qu’il sache qu’« il se perd ». Donc rien n’est plus facile, à présent, que de le contraindre à accepter ces deux cents roubles et pas plus tard que demain, car il a satisfait à l’honneur, en piétinant l’argent. Mais il a un besoin urgent de cette somme, et si fier qu’il soit encore, il va songer au secours dont il s’est privé. Il y songera encore davantage cette nuit, il en rêvera ; demain matin peut-être, il sera prêt à accourir vers moi et à s’excuser. C’est alors que je me présenterai : « Vous êtes fier, vous l’avez montré ; eh bien, acceptez maintenant, pardonnez-nous. » Alors il acceptera. »

C’est avec une sorte d’ivresse qu’Aliocha prononça ces mots : « Alors il acceptera ! » Lise battit des mains.

« Ah ! c’est vrai, j’ai compris tout d’un coup ! Aliocha, comment savez-vous tout cela ? Si jeune, et déjà connaisseur du cœur humain. Je ne l’aurais jamais cru…

— Il importe de le convaincre qu’il est avec nous tous sur un pied d’égalité, bien qu’il accepte de l’argent, poursuivit Aliocha avec exaltation. Et non seulement sur un pied d’égalité, mais même de supériorité…

— « Un pied de supériorité ! » C’est charmant, Alexéi Fiodorovitch, mais parlez, parlez !

— C’est-à-dire je me suis mal exprimé… en fait de pied… mais ça ne fait rien… car…

— Mais ça ne fait rien, bien sûr, rien du tout ! Pardonnez-