Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/244

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— Comme vous êtes intelligent ! Où avez-vous appris tout cela ? reprit la voix, de plus en plus caressante.

— J’en saurais bien davantage, si la chance ne m’avait pas toujours été contraire. Sans quoi je tuerais en duel celui qui me traiterait de gueux parce que je n’ai pas de père et que je suis né d’une puante[1]. Voilà ce qu’on m’a jeté à la face, à Moscou, où on l’a su par Grigori Vassiliévitch. Il me reproche de me révolter contre ma naissance : « Tu lui as déchiré les entrailles. » Soit, mais j’aurais préféré qu’on me tue dans le ventre de ma mère, plutôt que de venir au monde. On disait au marché — et votre mère me l’a raconté aussi avec son manque de délicatesse — que ma mère avait la plique et à peine cinq pieds de haut[2]… Je hais la Russie entière, Marie Kondratievna.

— Si vous étiez hussard, vous ne parleriez pas ainsi, vous tireriez votre sabre pour la défense de la Russie.

— Non seulement je ne voudrais pas être hussard, Marie Kondratievna, mais je désire au contraire la suppression de tous les soldats.

— Et si l’ennemi vient, qui nous défendra ?

— À quoi bon ? En 1812, la Russie a vu la grande invasion de l’empereur des Français, Napoléon Ier, le père de celui d’aujourd’hui, c’est grand dommage que ces Français ne nous aient pas conquis ; une nation intelligente eût subjugué un peuple stupide. Tout aurait marché autrement.

— Avec ça, qu’ils valent mieux que nous ? Je ne donnerais pas un de nos élégants pour trois jeunes Anglais, déclara d’une voix tendre Marie Kondratievna, en accompagnant sans doute ses paroles du regard le plus langoureux.

— Ça dépend des goûts.

— Vous êtes comme un étranger parmi nous, le plus noble des étrangers, je vous le dis sans honte.

— À vrai dire, pour la perversité, les gens de là-bas et ceux d’ici se ressemblent. Ce sont tous des fripons, avec cette différence qu’un étranger porte des bottes vernies, tandis que notre gredin national croupit dans la misère et ne s’en plaint pas. Il faut fouetter le peuple russe, comme le disait avec raison hier Fiodor Pavlovitch, bien qu’il soit fou ainsi que ses enfants.

— Pourtant, vous respectez fort Ivan Fiodorovitch, vous me l’avez dit vous-même.

  1. Sens du mot Smerdiachtchaïa.
  2. Ici sont sept lignes intraduisibles dans lesquelles Smerdiakov s’irrite contre une particularité de prononciation.