Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/258

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au cœur humain ici-bas. Un innocent ne saurait souffrir pour un autre, surtout un petit être ! Cela te surprendra, Aliocha, mais moi aussi j’adore les enfants. Remarque que les hommes cruels, doués de passions sauvages, les Karamazov, aiment parfois beaucoup les enfants. Jusqu’à sept ans, les enfants diffèrent énormément de l’homme ; c’est comme un autre être, avec une autre nature. J’ai connu un bandit, un bagnard ; durant sa carrière, lorsqu’il s’introduisait nuitamment dans les maisons pour piller, il avait assassiné des familles entières, y compris les enfants. Pourtant, en prison, il les aimait étrangement ; il ne faisait que regarder ceux qui jouaient dans la cour et devint l’ami d’un petit garçon qu’il voyait jouer sous sa fenêtre… Tu ne sais pas pourquoi je dis tout cela, Aliocha ? J’ai mal à la tête et je me sens triste.

— Tu as l’air bizarre, tu ne me parais pas dans ton état normal, insinua Aliocha avec inquiétude.

— À propos, continua Ivan comme s’il n’avait pas entendu son frère, un Bulgare m’a récemment conté à Moscou les atrocités que commettent les Turcs et les Tcherkesses dans son pays : craignant un soulèvement général des Slaves, ils incendient, égorgent, violent les femmes et les enfants ; ils clouent les prisonniers aux palissades par les oreilles, les abandonnent ainsi jusqu’au matin, puis les pendent, etc. On compare parfois la cruauté de l’homme à celle des fauves ; c’est faire injure à ces derniers. Les fauves n’atteignent jamais aux raffinements de l’homme. Le tigre déchire sa proie et la dévore ; c’est tout. Il ne lui viendrait pas à l’idée de clouer les gens par les oreilles, même s’il pouvait le faire. Ce sont les Turcs qui torturent les enfants avec une jouissance sadique, arrachent les bébés du ventre maternel, les lancent en l’air pour les recevoir sur les baïonnettes, sous les yeux des mères, dont la présence constitue le principal plaisir. Voici une autre scène qui m’a frappé. Pense donc : un bébé encore à la mamelle, dans les bras de sa mère tremblante, et autour d’eux, les Turcs. Il leur vient une plaisante idée : caressant le bébé, ils parviennent à le faire rire ; puis l’un d’eux braque sur lui un revolver à bout portant. L’enfant tend ses menottes pour saisir le joujou ; soudain, l’artiste presse la détente et lui casse la tête. Les Turcs aiment, dit-on, les douceurs.

— Frère, à quoi bon tout cela ?

— Je pense que si le diable n’existe pas, s’il a été créé par l’homme, celui-ci l’a fait à son image.