Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/262

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la petite dans les lieux d’aisances, sous prétexte qu’elle ne demandait pas à temps, la nuit, qu’on la fit sortir (comme si, à cet âge, une enfant qui dort profondément pouvait toujours demander à temps). On lui barbouillait le visage de ses excréments et sa mère la forçait à les manger, sa propre mère ! Et cette mère dormait tranquille, insensible aux cris de la pauvre enfant enfermée dans cet endroit répugnant ! Vois-tu d’ici ce petit être, ne comprenant pas ce qui lui arrive, au froid et dans l’obscurité, frapper de ses petits poings sa poitrine haletante et verser d’innocentes larmes, en appelant le « bon Dieu » à son secours ? Comprends-tu cette absurdité ? a-t-elle un but, dis-moi, toi mon ami et mon frère, toi le pieux novice ? On dit que tout cela est indispensable pour établir la distinction du bien et du mal dans l’esprit de l’homme. À quoi bon cette distinction diabolique, payée si cher ? Toute la science du monde ne vaut pas les larmes des enfants. Je ne parle pas des souffrances des adultes, ils ont mangé le fruit défendu, que le diable les emporte ! Mais les enfants ! Je te fais souffrir, Aliocha, tu as l’air mal à l’aise. Veux-tu que je m’arrête ?

— Non, je veux souffrir, moi aussi. Continue.

— Encore un petit tableau caractéristique. Je viens de le lire dans les Archives russes ou l’Antiquité russe[1], je ne sais plus. C’était à l’époque la plus sombre du servage, au début du XIXème siècle. Vive le Tsar libérateur[2] ! Un ancien général, avec de hautes relations, riche propriétaire foncier, vivait dans un de ses domaines dont dépendaient deux mille âmes. C’était un de ces individus (à vrai dire déjà peu nombreux alors) qui, une fois retirés du service, étaient presque convaincus de leur droit de vie et de mort sur leurs serfs. Plein de morgue, il traitait de haut ses modestes voisins, comme s’ils étaient ses parasites et ses bouffons. Il avait une centaine de piqueurs, tous montés, tous en uniformes, et plusieurs centaines de chiens courants. Or, voici qu’un jour, un petit serf de huit ans, qui s’amusait à lancer des pierres, blessa à la patte un de ses chiens favoris. Voyant son chien boiter, le général en demanda la cause. On lui expliqua l’affaire en désignant le coupable. Il fit immédiatement saisir l’enfant, qu’on arracha des bras de sa mère et qui passa la nuit au cachot. Le lendemain, dès l’aube, le général en grand uniforme monte à cheval pour aller à la chasse, entouré

  1. Deux grandes revues historiques.
  2. Alexandre II qui abolit le servage en 1861.