Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/267

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son bon jugement. Chez nous, à Moscou, avant Pierre le Grand, on donnait de temps en temps des représentations de ce genre, empruntées surtout à l’Ancien Testament[1]. En outre, il circulait une foule de récits et de poèmes où figuraient, suivant les besoins, les saints, les anges, l’armée céleste. Dans nos monastères, on traduisait, on copiait ses poèmes, on en composait même de nouveaux, et cela sous la domination tatare. Par exemple, il existe un petit poème monastique, sans doute traduit du grec : la Vierge chez les damnés[2], avec des tableaux d’une hardiesse dantesque. La Vierge visite l’enfer, guidée par saint Michel, archange. Elle voit les damnés et leurs tourments. Entre autres, il y a une catégorie très intéressante de pécheurs dans un lac de feu. Quelques-uns s’enfoncent dans ce lac et ne paraissent plus ; « ceux-là sont oubliés de Dieu même », expression d’une profondeur et d’une énergie remarquables. La Vierge éplorée tombe à genoux devant le trône de Dieu et demande grâce pour tous les pécheurs qu’elle a vus en enfer, sans distinction. Son dialogue avec Dieu est d’un intérêt extraordinaire. Elle supplie, elle insiste, et quand Dieu lui montre les pieds et les mains de son fils percés de clous et lui demande : « Comment pourrais-je pardonner à ses bourreaux ? » — elle ordonne à tous les saints, à tous les martyrs, à tous les anges de tomber à genoux avec elle et d’implorer la grâce des pécheurs, sans distinction. Enfin, elle obtient la cessation des tourments, chaque année, du vendredi saint à la Pentecôte, et les damnés, du fond de l’enfer, remercient Dieu et s’écrient : « Seigneur, ta sentence est juste ! » Eh bien, mon petit poème eût été dans ce goût, s’il avait paru à cette époque. Dieu apparaît ; il ne dit rien et ne fait que passer. Quinze siècles se sont écoulés, depuis qu’il a promis de revenir dans son royaume, depuis que son prophète a écrit : « Je reviendrai bientôt ; quant au jour et à l’heure, le Fils même ne les connaît pas, mais seulement mon Père qui est aux cieux[3] »,

  1. Les premières représentations de ce genre furent organisées à Moscou sur l’ordre du tsar Alexis Mikhaïlovitch par le pasteur luthérien Grégory qui forma une troupe parmi les jeunes fonctionnaires. Après avoir débuté, en 1672, par l’Acte d’Artaxerxès (Esther), Grégory donna ensuite : Tobie, Joseph, Adam et Ève, Judith.
  2. Ce poème, tiré des évangiles apocryphes, a eu une forte influence sur la composition des cantiques religieux populaires, très abondants en Russie.
  3. Matthieu, XXIV, 36.