hérétiques, et ce même peuple qui aujourd’hui te baisait les pieds, se précipitera demain, sur un signe de moi, pour alimenter ton bûcher. Le sais-tu ? Peut-être », ajoute le vieillard, pensif, les yeux toujours fixés sur son Prisonnier.
— Je ne comprends pas bien ce que cela veut dire, Ivan, objecta Aliocha, qui avait écouté en silence. Est-ce une fantaisie, une erreur du vieillard, un quiproquo étrange ?
— Admets cette dernière supposition, dit Ivan en riant, si le réalisme moderne t’a rendu à ce point réfractaire au surnaturel. Qu’il en soit comme tu voudras. C’est vrai, mon inquisiteur a quatre-vingt-dix ans, et son idée a pu, de longue date, lui déranger l’esprit. Enfin, c’est peut-être un simple délire, la rêverie d’un vieillard avant sa fin, l’imagination échauffée par le récent autodafé. Mais quiproquo ou fantaisie, que nous importe ? Ce qu’il faut seulement noter, c’est que l’inquisiteur révèle enfin sa pensée, dévoile ce qu’il a tu durant toute sa carrière.
— Et le Prisonnier ne dit rien ? Il se contente de le regarder ?
— En effet. Il ne peut que se taire. Le vieillard lui-même lui fait observer qu’il n’a pas le droit d’ajouter un mot à ses anciennes paroles. C’est peut-être le trait fondamental du catholicisme romain, à mon humble avis : « Tout a été transmis par toi au pape, tout dépend donc maintenant du pape ; ne viens pas nous déranger, avant le temps du moins. » Telle est leur doctrine, celle des jésuites, en tout cas. Je l’ai trouvée chez leurs théologiens. « As-tu le droit de nous révéler un seul des secrets du monde d’où tu viens ? » demande le vieillard, qui répond à sa place : « Non, tu n’en as pas le droit, car cette révélation s’ajouterait à celle d’autrefois, et ce serait retirer aux hommes la liberté que tu défendais tant sur la terre. Toutes tes révélations nouvelles porteraient atteinte à la liberté de la foi, car elles paraîtraient miraculeuses ; or, tu mettais au-dessus de tout, il y a quinze siècles, cette liberté de la foi. N’as-tu pas dit bien souvent : « Je veux vous rendre libres. » Eh bien ! Tu les a vus, les hommes « libres », ajoute le vieillard d’un air sarcastique. Oui, cela nous a coûté cher, poursuit-il en le regardant avec sévérité, mais nous avons enfin achevé cette œuvre en ton nom. Il nous a fallu quinze siècles de rude labeur pour instaurer la liberté ; mais c’est fait, et bien fait. Tu ne le crois pas ? Tu me regardes avec douceur, sans même me faire l’honneur de t’indigner ? Mais sache que jamais les hommes ne se sont crus aussi libres qu’à présent,