Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/281

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que les faibles se révolteront de nouveau, déchireront sa pourpre et dévoileront son corps « impur[1] ». Je me lèverai alors et je te montrerai les milliards d’heureux qui n’ont pas connu le péché. Et nous, qui nous serons chargés de leurs fautes, pour leur bonheur, nous nous dresserons devant toi, en disant : « Je ne te crains point ; moi aussi, j’ai été au désert, j’ai vécu de sauterelles et de racines ; moi aussi j’ai béni la liberté dont tu gratifias les hommes, et je me préparais à figurer parmi tes élus, les puissants et les forts en brûlant de « compléter le nombre ». Mais je me suis ressaisi et n’ai pas voulu servir une cause insensée. Je suis revenu me joindre à ceux qui ont corrigé ton œuvre. J’ai quitté les fiers, je suis revenu aux humbles, pour faire leur bonheur. Ce que je te dis s’accomplira et notre empire s’édifiera. Je te le répète, demain, sur un signe de moi, tu verras ce troupeau docile apporter des charbons ardents au bûcher où tu monteras, pour être venu entraver notre œuvre. Car si quelqu’un a mérité plus que tous le bûcher, c’est toi. Demain, je te brûlerai. Dixi. »

Ivan s’arrêta. Il s’était exalté en discourant ; quand il eut terminé, un sourire apparut sur ses lèvres.

Aliocha avait écouté en silence, avec une émotion extrême. À plusieurs reprises il avait voulu interrompre son frère, mais s’était contenu.

« Mais… c’est absurde ! s’écria-t-il en rougissant. Ton poème est un éloge de Jésus, et non un blâme… comme tu le voulais. Qui croira ce que tu dis de la liberté ? Est-ce ainsi qu’il faut la comprendre ? Est-ce la conception de l’Église orthodoxe ?… C’est Rome, et encore pas tout entière, ce sont les pires éléments du catholicisme, les inquisiteurs, les Jésuites !… Il n’existe pas de personnage fantastique, comme ton inquisiteur. Quels sont ces péchés d’autrui dont on prend la charge ? Quels sont ces détenteurs du mystère, qui se chargent de l’anathème pour le bonheur de l’humanité ? Quand a-t-on vu cela ? Nous connaissons les Jésuites, on dit d’eux beaucoup de mal, mais sont-ils pareils aux tiens ? Nullement !… C’est simplement l’armée romaine, l’instrument de la future domination universelle, avec un empereur, le pontife romain, à sa tête… Voilà leur idéal, il n’y a là aucun mystère, aucune tristesse sublime… la soif de régner, la

  1. Paraphrase de Jean, Apocalypse, XVII, XVIII.