Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/307

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l’un des quatre, la cuisinière Euphémie, boiteuse et âgée, et engagea à sa place une servante de condition libre. La semaine de la Passion, mon frère se sentit subitement plus mal ; de faible constitution, sujet à la tuberculose, il était de taille moyenne, mince et débile, le visage distingué. Il prit froid et bientôt le médecin dit tout bas à ma mère que c’était la phtisie galopante et que Marcel ne passerait pas le printemps. Notre mère se mit à pleurer, à prier mon frère avec précaution de faire ses Pâques, car il était encore debout alors. À ces paroles, il se fâcha, déblatéra contre l’Église, mais pourtant se prit à réfléchir ; il devina qu’il était dangereusement malade et que pour cette raison notre mère l’envoyait communier tandis qu’il en avait la force. D’ailleurs, il se savait depuis longtemps condamné ; un an auparavant il nous avait dit une fois à table : « Je ne suis pas fait pour vivre en ce monde avec vous, je n’en ai peut-être pas pour un an. » Ce fut comme une prédiction. Trois jours s’écoulèrent, la semaine sainte commença. Mon frère alla à l’église dès le mardi. « Je fais cela pour vous, mère, afin de vous être agréable et de vous rassurer », lui dit-il. Notre mère en pleura de joie et de chagrin : « Pour qu’il s’opère en lui un tel changement, il faut que sa fin soit proche. » Mais bientôt il s’alita, de sorte qu’il se confessa et communia à la maison. Le temps était devenu clair et serein, l’air embaumé ; Pâques tombait tard cette année-là. Il toussait toute la nuit, dormait mal, le matin il s’habillait, essayait de se mettre dans un fauteuil. Je le revois assis, doux et calme, souriant, malade, mais le visage gai et joyeux. Il avait tout à fait changé moralement, c’était surprenant. La vieille bonne entrait dans sa chambre. « Laisse-moi, mon chéri, allumer la lampe devant l’image. » Autrefois, il s’y opposait, l’éteignait même. — « Allume, ma bonne, j’étais un monstre de vous le défendre auparavant. Ce que tu fais est une prière, de même la joie que j’en éprouve. Donc nous prions un seul et même Dieu. » Ces paroles nous parurent bizarres ; ma mère alla pleurer dans sa chambre ; en revenant auprès de lui elle s’essuya les yeux. « Ne pleure pas, chère mère, disait-il parfois, je vivrai encore longtemps, je me divertirai avec vous, la vie est si gaie, si joyeuse. — Hélas ! mon chéri, comment peux-tu parler de gaieté, quand tu as la fièvre toute la nuit, que tu tousses comme si ta poitrine allait se rompre ? — Maman, ne pleure pas, la vie est un paradis où nous sommes tous, mais nous ne voulons pas le savoir, sinon demain la terre entière deviendrait un paradis. » Ses paroles surprenaient tout le monde par leur étrangeté et leur