Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/317

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bout de trois heures, il faisait déjà jour. Je me levai, n’ayant plus envie de dormir ; j’allai à la fenêtre, qui donnait sur un jardin ; le soleil était levé, le temps magnifique, les oiseaux gazouillaient. Qu’y a-t-il ? pensai-je ; j’éprouve comme un sentiment d’infamie et de bassesse. « N’est-ce pas le fait que je vais répandre le sang ? Non, ce n’est pas cela. Aurais-je peur de la mort, peur d’être tué ? Non, pas du tout, loin de là… » Et je devinai soudain que c’étaient les coups donnés à Athanase, la veille au soir. Je revis la scène comme si elle se répétait : le pauvre garçon, debout devant moi qui le frappe au visage à tour de bras, ses mains à la couture du pantalon, la tête droite, les yeux grands ouverts, tressaillant à chaque coup, n’osant même pas lever les bras pour se garer ! Comment un homme peut-il être réduit à cet état, battu par un autre homme ! Quel crime ! Ce fut comme une aiguille qui me transperça l’âme. J’étais comme insensé, et le soleil luisait, les feuilles égayaient la vue, les oiseaux louaient le Seigneur. Je me couvris le visage de mes mains, m’étendis sur le lit et éclatai en sanglots. Je me rappelai alors mon frère Marcel et ses dernières paroles aux domestiques : « Mes bien-aimés, pourquoi me servez-vous, pourquoi m’aimez-vous, suis-je digne d’être servi ? » « Oui, en suis-je digne ? », me demandai-je tout à coup. En effet, à quel titre mérité-je d’être servi par un autre homme, créé comme moi à l’image de Dieu ? Cette question me traversa l’esprit pour la première fois. « Mère chérie, en vérité, chacun est coupable devant tous pour tous, seulement les hommes l’ignorent ; s’ils l’apprenaient, ce serait aussitôt le paradis ! » « Seigneur, serait-ce vrai, pensais-je en pleurant, je suis peut-être le plus coupable de tous les hommes, le pire qui existe ! » Et soudain ce que j’allais faire m’apparut en pleine lumière, dans toute son horreur : j’allais tuer un homme de bien, noble, intelligent, sans aucune offense de sa part, et rendre ainsi sa femme à jamais malheureuse, la torturer, la faire mourir. J’étais couché à plat ventre, la face contre l’oreiller, ayant perdu la notion du temps. Tout à coup entra mon camarade, le lieutenant, qui venait me chercher avec des pistolets : « Voilà qui est bien, dit-il, tu es déjà levé, il est temps, allons. » Mes idées s’égarèrent, je perdis la tête ; pourtant nous sortîmes pour monter en voiture. « Attends-moi, lui dis-je, je reviens tout de suite, j’ai oublié mon porte-monnaie. » Je retournai en courant au logis, dans la chambrette de mon ordonnance. « Athanase, hier je t’ai frappé deux fois au visage, pardonne-moi ! » Il tressaillit comme s’il