Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/322

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vous-même d’après cela, conclus-je, que durant le duel je me sentais déjà plus à l’aise, car j’avais déjà commencé chez moi et, une fois entré dans cette voie, je continuai non seulement sans peine, mais avec joie. »

Il m’écouta avec attention et sympathie.

« Tout cela est fort curieux, conclut-il, je reviendrai vous voir. »

Depuis lors, il me rendit visite presque tous les soirs. Et nous serions devenus de grands amis, s’il m’avait parlé de lui. Mais il se bornait à m’interroger sur moi-même. Pourtant, je le pris en affection et lui confiai tous mes sentiments, pensant : « Je n’ai pas besoin de ses secrets pour savoir que c’est un juste… De plus, un homme si sérieux et bien plus âgé que moi qui vient me trouver et fait cas d’un jeune homme… » J’appris de lui bien des choses utiles, car c’était un homme d’une haute intelligence.

« Je pense aussi depuis longtemps que la vie est un paradis, je ne pense qu’à cela, me dit-il un jour, tandis qu’il me regardait en souriant. J’en suis encore plus convaincu que vous-même ; plus tard vous saurez pourquoi. »

Je l’écoutais en me disant : il a sûrement une révélation à me faire.

« Le paradis, reprit-il, est caché au fond de chacun de nous ; en ce moment je le recèle en moi et, si je veux, il se réalisera demain pour toute ma vie. Il parlait avec attendrissement, en me regardant d’un air mystérieux, comme s’il m’interrogeait. Quant à la culpabilité de chacun pour tous et pour tout, en plus de ses péchés, vos considérations à ce sujet sont parfaitement justes, et il est étonnant que vous ayez pu embrasser cette idée avec une telle ampleur. Lorsque les hommes la comprendront, ce sera certainement pour eux l’avènement du royaume des cieux, non en rêve, mais en réalité.

— Mais quand cela arrivera-t-il ? m’écriai-je avec douleur. Peut-être n’est-ce qu’un rêve ?

— Comment, vous ne croyez pas vous-même à ce que vous prêchez ! Sachez que ce rêve, comme vous dites, se réalisera sûrement, mais pas maintenant, car tout est régi par des lois. C’est un phénomène moral, psychologique. Pour rénover le monde, il faut que les hommes eux-mêmes changent de voie. Tant que chacun ne sera pas vraiment le frère de son prochain, il n’y aura pas de fraternité. Jamais les hommes ne sauront, au nom de la science ou de l’intérêt, répartir paisiblement entre eux la propriété et les droits. Personne