Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/328

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enfants. Seigneur, ils comprendront peut-être ce que m’a coûté ma souffrance et ne me blâmeront pas !

— Tous comprendront votre acte plus tard, sinon maintenant, car vous aurez servi la vérité, la vérité supérieure, qui n’est pas de ce monde… »

Il me quittait, consolé en apparence, et revenait le lendemain fâché, pâle, le ton ironique.

« Chaque fois que je viens, vous me dévisagez curieusement : « Tu n’as encore rien avoué ? » Attendez, ne me méprisez pas trop. Ce n’est pas si facile à faire que vous pensez. Peut-être ne le ferai-je pas. Vous n’irez pas me dénoncer, hein ? »

Le dénoncer, moi qui, loin d’éprouver une curiosité déraisonnable, craignais même de le regarder ! Je souffrais, j’étais navré, j’avais l’âme pleine de larmes. J’en perdais le sommeil.

« J’étais avec ma femme tout à l’heure, reprit-il. Comprenez-vous ce que c’est qu’une femme ? En partant, les enfants m’ont crié : « Au revoir papa, revenez vite nous faire la lecture. » Non, vous ne pouvez le comprendre. Malheur d’autrui n’instruit pas. »

Ses yeux étincelaient, ses lèvres frémissaient. Soudain, cet homme si calme d’ordinaire frappa du poing sur la table ; les objets qui s’y trouvaient en tremblèrent.

« Dois-je me dénoncer ? Faut-il le faire ? Personne n’a été condamné, personne n’est allé au bagne à cause de moi, le domestique est mort de maladie. J’ai expié par mes souffrances le sang versé. D’ailleurs, on ne me croira pas, on n’ajoutera pas foi à mes preuves. Faut-il avouer ? Je suis prêt à expier mon crime jusqu’à la fin, pourvu qu’il ne rejaillisse pas sur ma femme et mes enfants. Est-ce juste de les perdre avec moi ? N’est-ce pas une faute ? Où est la vérité ? Ces gens sauront-ils la reconnaître, l’apprécier ? »

« Seigneur, pensais-je, il songe à l’estime publique dans un pareil moment ! » Il m’inspirait une telle pitié que j’eusse partagé son sort, ne fût-ce que pour le soulager. Il avait l’air égaré. Je frémis, car non seulement je comprenais, mais je sentais ce que coûte une pareille détermination.

« Décidez de mon sort ! s’écria-t-il.

— Allez vous dénoncer », murmurai-je d’un ton ferme bien que la voix me manquât. Je pris sur la table l’Évangile et lui montrai le verset 24 du chapitre XII de saint Jean : En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais, s’il meurt, il porte