Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/330

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de coutume. Après le repas, il s’avança au milieu de ses invités, tenant en main un papier adressé à ses chefs. Comme ils étaient présents, il en donna lecture à tous les assistants : c’était un récit détaillé de son crime ! « Comme un monstre, je me retranche de la société ; Dieu m’a visité, concluait-il, je veux souffrir. » En même temps, il déposa sur la table les pièces à conviction gardées durant quatorze ans : des bijoux de la victime dérobés pour détourner les soupçons, un médaillon et une croix retirés de son cou, son carnet et deux lettres ; une de son fiancé l’informant de sa prochaine arrivée, et celle qu’elle avait commencée en réponse pour l’expédier le lendemain. Pourquoi avoir pris ces deux lettres et les avoir conservées durant quatorze ans, au lieu de les détruire, comme des preuves ? Qu’arriva-t-il ? tous furent saisis de surprise et d’effroi, mais personne ne voulut le croire, bien qu’on l’écoutât avec une curiosité extraordinaire, comme un malade ; quelques jours après, on tomba d’accord que le malheureux était fou. Ses chefs et la justice furent contraints de donner suite à l’affaire, mais bientôt on la classa ; bien que les objets présentés et les lettres donnassent à penser, on estima que, même si ces pièces étaient authentiques, elles ne pouvaient servir de base à une accusation formelle. La défunte pouvait les lui avoir confiées elle-même. J’appris ensuite que leur authenticité avait été vérifiée par de nombreuses connaissances de la victime, et qu’il ne subsistait aucun doute. Mais, de nouveau, cette affaire ne devait pas aboutir. Cinq jours plus tard, on sut que l’infortuné était tombé malade et qu’on craignait pour sa vie. Je ne puis expliquer la nature de sa maladie, attribuée à des troubles cardiaques ; on apprit qu’à la demande de sa femme les médecins avaient examiné son état mental et conclu à la folie. Je ne fus témoin de rien, pourtant on m’accablait de questions, et quand je voulus le visiter, on me le défendit longtemps, surtout sa femme. « C’est vous, me dit-elle, qui l’avez démoralisé ; il était déjà morose, la dernière année son agitation extraordinaire et les bizarreries de sa conduite ont frappé tout le monde, et vous l’avez perdu ; c’est vous qui l’avez endoctriné, il ne vous quittait pas durant ce mois. » Et non seulement sa femme, mais tout le monde en ville m’accusait : « C’est votre faute », disait-on. Je me taisais, le cœur joyeux de cette manifestation et de la miséricorde divine envers un homme qui s’était condamné lui-même. Quant à sa folie, je ne pouvais y croire. On m’admit enfin auprès de lui, il l’avait demandé