Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/334

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ira ce prisonnier des besoins innombrables que lui-même a inventés ? Dans la solitude, il se soucie fort peu de la collectivité. En fin de compte, les biens matériels se sont accrus et la joie a diminué.

Bien différente est la vie du religieux. On se moque de l’obéissance, du jeûne, de la prière ; cependant c’est la seule voie qui conduise à la vraie liberté ; je retranche les besoins superflus, je dompte et je flagelle par l’obéissance ma volonté égoïste et hautaine, je parviens ainsi, avec l’aide de Dieu, à la liberté de l’esprit et avec elle à la gaieté spirituelle ! Lequel d’entre eux est plus capable d’exalter une grande idée, de se mettre à son service, le riche isolé ou le religieux affranchi de la tyrannie des habitudes ? On fait au religieux un grief de son isolement : « En te retirant dans un monastère pour faire ton salut, tu désertes la cause fraternelle de l’humanité. » Mais voyons qui sert le plus la fraternité. Car l’isolement est de leur côté, non du nôtre, mais ils ne le remarquent pas. C’est de notre milieu que sortirent jadis les hommes d’action du peuple, pourquoi n’en serait-il pas ainsi de nos jours ? Ces jeûneurs et ces taciturnes doux et humbles se lèveront pour servir une noble cause. C’est le peuple qui sauvera la Russie. Le monastère russe fut toujours avec le peuple. Si le peuple est isolé, nous le sommes aussi. Il partage notre foi, et un homme politique incroyant ne fera jamais rien en Russie, fût-il sincère et doué de génie. Souvenez-vous-en. Le peuple terrassera l’athée et la Russie sera unifiée dans l’orthodoxie. Préservez le peuple et veillez sur son cœur. Instruisez-le dans la paix. Voilà notre mission de religieux, car ce peuple porte Dieu en lui. »

f) Des maîtres et des serviteurs peuvent-ils devenir mutuellement des frères en esprit ?

« Il faut avouer que le peuple aussi est en proie au péché. La corruption augmente visiblement tous les jours. L’isolement envahit le peuple ; les accapareurs et les sangsues font leur apparition. Déjà le marchand est toujours plus avide d’honneurs, il aspire à montrer son instruction, sans en avoir aucune ; à cet effet, il dédaigne les anciens usages, rougit même de la foi de ses pères ; il va chez les princes, tout en n’étant qu’un moujik dépravé. Le peuple est démoralisé par l’ivrognerie et ne peut s’en guérir. Que de cruautés dans la famille, envers la femme et même les enfants, causées par