Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/340

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vous les prieriez de vous pardonner vos péchés. Chérissez cette extase, si absurde qu’elle paraisse aux hommes.

Mes amis, demandez à Dieu la joie. Soyez gais comme les enfants, comme les oiseaux des cieux. Ne vous laissez pas troubler dans votre apostolat par le péché ; ne craignez pas qu’il ternisse votre œuvre et vous empêche de l’accomplir ; ne dites pas : « Le péché, l’impiété, le mauvais exemple sont puissants, tandis que nous sommes faibles, isolés ; le mal triomphera, étouffera le bien. » Ne vous laissez pas abattre ainsi, mes enfants ! Il n’y a qu’un moyen de salut : prends à ta charge tous les péchés des hommes. En effet, mon ami, dès que tu répondras sincèrement pour tous et pour tout, tu verras aussitôt qu’il en est vraiment ainsi, que tu es coupable pour tous et pour tout. Mais en rejetant ta paresse et ta faiblesse sur les autres, tu deviendras finalement d’un orgueil satanique, et tu murmureras contre Dieu. Voici ce que je pense de cet orgueil ; il nous est difficile de le comprendre ici-bas, c’est pourquoi on tombe si facilement dans l’erreur, on s’y abandonne, en s’imaginant accomplir quelque chose de grand, de noble. Parmi les sentiments et les mouvements les plus violents de notre nature, il y en a beaucoup que nous ne pouvons pas encore comprendre ici-bas ; ne te laisse pas séduire, ne pense pas que cela puisse te servir en quoi que ce soit de justification, car le souverain Juge te demandera compte de ce que tu pouvais comprendre, et non du reste ; tu t’en convaincras toi-même, car tu discerneras tout exactement et ne feras pas d’objections. Sur la terre, nous sommes errants, et si nous n’avions pas la précieuse image du Christ pour nous guider, nous succomberions et nous égarerions tout à fait, comme le genre humain avant le déluge. Bien des choses nous sont cachées en ce monde ; en revanche, nous avons la sensation mystérieuse du lien vivant qui nous rattache au monde céleste ; les racines de nos sentiments et de nos idées ne sont pas ici, mais ailleurs. Voilà pourquoi les philosophes disent qu’il est impossible sur la terre de comprendre l’essence des choses. Dieu a emprunté les semences aux autres mondes pour les semer ici-bas et a cultivé son jardin. Tout ce qui pouvait pousser l’a fait, mais les plantes que nous sommes vivent seulement par le sentiment de leur contact avec ces mondes mystérieux ; lorsque ce sentiment s’affaiblit ou disparaît, ce qui avait poussé en nous périt. Nous devenons indifférents à l’égard de la vie, nous la prenons même en aversion. C’est du moins mon idée. »