Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/349

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curiosité qu’elle envoya aussitôt Rakitine, avec mission de la tenir au courant par écrit, toutes les demi-heures environ, de tout ce qui arriverait. Elle tenait Rakitine pour un jeune homme d’une piété exemplaire, tant il était insinuant et savait se faire valoir aux yeux de chacun, pourvu qu’il y trouvât le moindre intérêt. Comme la journée s’annonçait belle, de nombreux fidèles se pressaient autour des tombes, dont la plupart avoisinaient l’église, tandis que d’autres étaient disséminées çà et là. Le Père Païsius, qui faisait le tour de l’ascétère, songea soudain à Aliocha, qu’il n’avait pas vu depuis longtemps. Il l’aperçut au même instant, dans le coin le plus reculé, près de l’enceinte, assis sur la pierre tombale d’un religieux, mort depuis bien des années et que son ascétisme avait rendu célèbre. Il tournait le dos à l’ermitage, faisant face à l’enceinte, et le monument le dissimulait presque. En s’approchant, le Père Païsius vit qu’il avait caché son visage dans ses mains et pleurait amèrement, le corps secoué par les sanglots. Il le considéra un instant.

« Assez pleuré, cher fils, assez, mon ami, dit-il enfin avec sympathie. Pourquoi pleures-tu ? Réjouis-toi, au contraire. Ignores-tu donc que ce jour est un jour sublime pour lui ? Pense seulement au lieu où il se trouve maintenant, à cette minute ! »

Aliocha regarda le moine, découvrit son visage gonflé de larmes comme celui d’un petit enfant, mais se détourna aussitôt et le recouvrit de ses mains.

« Peut-être as-tu raison de pleurer, proféra le Père Païsius d’un air pensif. C’est le Christ qui t’a envoyé ces larmes. » « Tes larmes d’attendrissement ne sont qu’un repos de l’âme et serviront à te distraire le cœur », ajouta-t-il à part soi, en songeant avec affection à Aliocha. Il se hâta de s’éloigner, sentant que lui aussi allait pleurer en le regardant.

Cependant le temps s’écoulait, les services funèbres se succédaient. Le Père Païsius remplaça le Père Joseph auprès du cercueil et poursuivit la lecture de l’Évangile. Mais avant trois heures de l’après-midi il arriva ce dont j’ai parlé à la fin du livre précédent, un événement si inattendu, si contraire à l’espérance générale que, je le répète, notre ville et ses environs s’en souviennent encore à l’heure actuelle. J’ajouterai qu’il me répugne presque de parler de cet événement scandaleux, au fond des plus banaux et des plus naturels, et je l’aurais certainement passé sous silence, s’il n’avait pas influé d’une façon décisive sur l’âme et le cœur du