Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/36

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fond, me diras-tu, qu’importe qu’il y ait ou non un plafond ? Voilà le hic ! S’il n’y a pas de plafond, il n’y a pas de crocs ; mais alors qui me traînerait ? et si l’on ne me traînait pas, où serait la justice, en ce monde ? Il faudrait les inventer, ces crocs, pour moi spécialement, pour moi seul. Si tu savais, Aliocha quel éhonté je suis !…

— Il n’y a pas de crocs là-bas, proféra Aliocha à voix basse, en regardant sérieusement son père.

— Ah ! il n’y a que des ombres de crocs. Je sais, je sais. C’est ainsi qu’un Français décrivait l’enfer :

J’ai vu l’ombre d’un cocher
Qui, avec l’ombre d’une brosse,
Frottait l’ombre d’un carrosse.[1]

D’où sais-tu, mon cher, qu’il n’y a pas de crocs ? Une fois chez les moines, tu changeras de note. Au fait, pars, va démêler la vérité et reviens me renseigner, je partirai plus tranquillement pour l’autre monde quand je saurai ce qui s’y passe. Ce sera plus convenable pour toi d’être chez les moines que chez moi, vieil ivrogne, avec des filles… bien que tu sois, comme un ange, au-dessus de tout cela. Il en sera peut-être de même là-bas, et, si je te laisse aller, c’est que je compte là-dessus. Tu n’es pas sot. Ton ardeur s’éteindra et tu reviendras guéri. Pour moi, je t’attendrai, car je sens que tu es le seul en ce monde qui ne me blâme point, mon cher garçon ; je ne peux pas ne pas le sentir !…

Et il se mit à pleurnicher. Il était sentimental. Oui, il était méchant et sentimental.

V

les startsy


Le lecteur se figure peut-être mon héros sous les traits d’un pâle rêveur malingre et extatique. Au contraire, Aliocha était un jeune homme de dix-neuf ans bien fait de sa personne et

  1. En français dans le texte russe. Ces vers sont tirés d’une parodie du VIe livre de l’Énéide par les frères Perrault (1648). — H. M.