Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/373

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mon séducteur est arrivé, j’attends des nouvelles. Sais-tu ce qu’il était pour moi ? Il y a cinq ans, lorsque Kouzma m’amena ici, je me cachais parfois pour n’être ni vue, ni entendue ; comme une sotte, je sanglotais, je ne dormais plus, me disant : « Où est-il, le monstre ? Il doit rire de moi avec une autre. Oh ! comme je me vengerai si jamais je le rencontre ! » Dans l’obscurité, je sanglotais sur mon oreiller, je me torturais le cœur à dessein. « Il me le paiera ! » criais-je. En pensant que j’étais impuissante, que lui se moquait de moi, qu’il m’avait peut-être complètement oubliée, je glissais de mon lit sur le plancher, inondée de larmes, en proie à une crise de nerfs. Tout le monde me devint odieux. Ensuite, j’amassai un capital, je m’endurcis, je pris de l’embonpoint. Tu penses que je suis devenue plus raisonnable ? Pas du tout. Personne ne s’en doute, mais quand vient la nuit, il m’arrive, comme il y a cinq ans, de grincer des dents et de m’écrier en pleurant : « Je me vengerai, je me vengerai ! » Tu m’as suivie ? Alors, que penses-tu de ceci ? Il y a un mois, je reçois une lettre m’annonçant son arrivée. Devenu veuf, il veut me voir. Je suffoquai. Seigneur, il va venir et m’appeler, je ramperai vers lui comme un chien battu, comme une coupable ! Je ne puis y croire moi-même : « Aurai-je ou non la bassesse de courir à lui ? » Et une colère contre moi-même m’a prise, ces dernières semaines, plus violente qu’il y a cinq ans. Tu vois mon exaspération, Aliocha ; je me suis confessée à toi. Mitia n’était qu’une diversion. Tais-toi, Rakitka, ce n’est pas à toi de me juger. Avant votre arrivée, j’attendais, je songeais à mon avenir, et vous ne connaîtrez jamais mon état d’âme. Aliocha, dis à cette demoiselle de ne pas m’en vouloir pour la scène d’avant-hier !… Personne au monde ne peut comprendre ce que j’éprouve maintenant… Peut-être emporterai-je un couteau, je ne suis pas encore fixée. »

Incapable de se contenir, Grouchegnka s’interrompit, se couvrit le visage de ses mains, s’abattit sur le canapé, sanglota comme une enfant. Aliocha se leva et s’approcha de Rakitine.

« Micha, dit-il, elle t’a offensé, mais ne sois pas fâché. Tu l’as entendue ? On ne peut pas trop demander à une âme, il faut être miséricordieux. »

Aliocha prononça ces paroles dans un élan irrésistible. Il avait besoin de s’épancher et les aurait dites même seul. Mais Rakitine le regarda ironiquement et Aliocha s’arrêta.

« Tu as la tête pleine de ton starets et tu me bombardes à