Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/224

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aucune honte devant vous, Aliocha, aucune. Pourquoi cela ? Aliocha, est-il vrai qu’à Pâques les Juifs volent les enfants et qu’ils les égorgent ?

— Je ne sais pas.

— J’ai un livre où il est question d’un procès ; on raconte qu’un Juif a d’abord coupé les doigts à un enfant de quatre ans, puis qu’il l’a crucifié contre un mur avec des clous ; il déclara au tribunal que l’enfant était mort rapidement, au bout de quatre heures. C’est rapide, en effet ! Il ne cessait de gémir, l’autre restait là à le contempler. C’est bien !

— Bien ?

— Oui. Je pense parfois que c’est moi qui l’ai crucifié. Il est là suspendu et gémit, moi je m’assieds en face de lui et je mange de la compote d’ananas. J’aime beaucoup cela ; et vous ? »

Aliocha contemplait en silence Lise dont le visage jaune pâle s’altéra soudain, tandis que ses yeux flamboyaient.

« Savez-vous qu’après avoir lu cette histoire, j’ai sangloté toute la nuit. Je croyais entendre l’enfant crier et gémir (à quatre ans, on comprend), et cette pensée de la compote ne me quittait pas. Le matin, j’ai envoyé une lettre demandant à quelqu’un de venir me voir sans faute. Il est venu, je lui ai tout raconté, au sujet de l’enfant et de la compote, tout, et j’ai dit : « C’est bien. » Il s’est mis à rire, il a trouvé qu’en effet c’était bien. Puis il est parti au bout de cinq minutes. Est-ce qu’il me méprisait ? Parlez, Aliocha, parlez : me méprisait-il, oui ou non ? »

Elle se dressa sur sa couchette, les yeux étincelants.

« Dites-moi, proféra Aliocha avec agitation, vous avez vous-même fait venir ce quelqu’un ?

— Oui.

— Vous lui avez envoyé une lettre ?

— Oui.

— Précisément pour lui demander cela, à propos de l’enfant ?

— Non, pas du tout. Mais quand il est entré, je le lui ai demandé. Il m’a répondu, il s’est mis à rire, et puis il est parti.

— Il a agi en honnête homme, dit doucement Aliocha.

— Mais il m’a méprisée ? Il a ri.

— Non, car lui-même croit peut-être à la compote d’ananas. Il est aussi très malade maintenant, Lise.

— Oui, il y croit ! dit Lise, les yeux étincelants.

— Il ne méprise personne, poursuivit Aliocha. Seulement,