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Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/236

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L’Amérique, c’est encore de la vanité ! Et il y a aussi, je pense, bien de la malhonnêteté à fuir en Amérique. J’échappe à l’expiation ! Voilà pourquoi je te dis, Aliocha, que toi seul peux comprendre cela ; pour les autres, tout ce que je t’ai dit de l’hymne, ce sont des bêtises, du délire. On me traitera de fou ou d’imbécile. Or, je ne suis ni l’un ni l’autre. Ivan aussi comprend l’hymne, pour sûr, mais il se tait ; il n’y croit pas. Ne parle pas, ne parle pas ; je vois à ton regard que tu as déjà décidé. Épargne-moi, je ne puis vivre sans Groucha ; attends jusqu’au jugement. »

Mitia acheva d’un air égaré. Il tenait Aliocha par les épaules, le fixait de son regard avide, enflammé.

« Les forçats peuvent-ils se marier ? » répéta-t-il pour la troisième fois d’une voix suppliante.

Aliocha, très ému, écoutait avec une profonde surprise.

« Dis-moi, demanda-t-il, est-ce qu’Ivan insiste beaucoup ? Qui a eu le premier cette idée ?

— C’est lui, il insiste ! Je ne le voyais pas, il est venu tout à coup, il y a huit jours, et a commencé par là. Il ne propose pas, il ordonne. Il ne doute pas de mon obéissance, bien que je lui aie ouvert mon cœur comme à toi et parlé de l’hymne. Il m’a exposé son plan, j’y reviendrai. Il le veut ardemment. Et surtout, il m’offre de l’argent : dix mille roubles pour fuir, vingt mille en Amérique ; il prétend qu’on peut très bien organiser la fuite avec dix mille roubles.

— Et il t’a recommandé de ne pas m’en parler ?

— À personne, et surtout pas à toi. Il a peur que tu ne sois comme ma conscience vivante. Ne lui dis pas que je t’ai mis au courant, je t’en prie !

— Tu as raison, il est impossible de décider avant la sentence. Après le jugement, tu verras toi-même ; il y aura en toi une homme nouveau qui décidera.

— Un homme nouveau, ou un Bernard, qui décidera en Bernard ! Il me semble que je suis, moi aussi, un vil Bernard, dit Mitia avec un sourire amer.

— Est-il possible, frère, que tu n’espères pas te justifier demain ? »

Mitia haussa les épaules, secoua la tête négativement.

« Aliocha, dit-il soudain, il est temps que tu partes. Je viens d’entendre l’inspecteur dans la cour, il va venir ici, nous sommes en retard, c’est du désordre. Embrasse-moi vite, fais sur moi le signe de la croix pour le calvaire de demain… »

Ils s’étreignirent et s’embrassèrent.

« Ivan lui-même, qui me propose de fuir, croit que j’ai tué. »