Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/24

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et demie. Il dissimula son mécontentement. Ils entrèrent dans l’izba dont le garde forestier, qui connaissait le prêtre, occupait la moitié ; l’étranger était installé dans l’autre, séparée par le vestibule. C’est là qu’ils se dirigèrent en allumant une chandelle. L’izba était surchauffée. Sur une table en bois de pin, il y avait un samovar éteint, un plateau avec des tasses, une bouteille de rhum vide, un carafon d’eau-de-vie presque vide et les restes d’un pain de froment. L’étranger reposait sur le banc, son vêtement roulé sous sa tête en guise d’oreiller, et ronflait pesamment. Mitia était perplexe. « Certainement, il faut le réveiller : mon affaire est trop importante, je me suis tant dépêché, j’ai hâte de m’en retourner aujourd’hui même », murmurait-il inquiet. Il s’approcha et se mit à le secouer, mais le dormeur ne se réveilla pas. « Il est ivre, conclut Mitia. Que faire, mon Dieu, que faire ? » Dans son impatience, il commença à le tirer par les mains, par les pieds, à le soulever, à l’asseoir sur le banc, mais il n’obtint, après de longs effort, que de sourds grognements et des invectives énergiques, bien que confuses.

« Vous feriez mieux d’attendre, dit enfin le prêtre, vous ne tirerez rien de lui maintenant.

— Il a bu toute la journée, fit observer le garde.

— Mon Dieu ! s’écria Mitia, si vous saviez comme j’ai besoin de lui et dans quelle situation je me trouve !

— Mieux vaut attendre jusqu’à demain matin, répéta le prêtre.

— Jusqu’au matin ? Mais, c’est impossible ! »

Dans son désespoir, il allait encore secouer l’ivrogne, mais s’arrêta aussitôt, comprenant l’inutilité de ses efforts. Le prêtre se taisait, le garde ensommeillé était maussade.

« Quelles tragédies on rencontre dans la vie réelle ! » proféra Mitia désespéré.

La sueur ruisselait de son visage. Le prêtre profita d’une minute de calme pour lui expliquer sagement que même s’il parvenait à réveiller le dormeur, celui-ci ne pourrait discuter avec lui, étant ivre ; « puisqu’il s’agit d’une affaire importante, c’est plus sûr de le laisser tranquille jusqu’au matin… » Mitia en convint.

« Je resterai ici, mon Père, à attendre l’occasion. Dès qu’il s’éveillera, je commencerai… Je te paierai la chandelle et la nuitée, dit-il au gardien, tu te souviendras de Dmitri Karamazov. Mais vous, mon Père, où allez-vous coucher ?

— Ne vous inquiétez pas, je retourne chez moi sur sa jument, dit-il en désignant le garde. Sur quoi, adieu et bonne chance. »