Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/272

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un effort de volonté, à conjurer la crise, espérant, bien entendu, y échapper. Il se savait souffrant, mais ne voulait pas s’abandonner à la maladie dans ces jours décisifs où il devait se montrer, parler hardiment, « se justifier à ses propres yeux ». Il était allé voir le médecin mandé de Moscou par Catherine Ivanovna. Celui-ci, après l’avoir écouté et examiné, conclut à un dérangement cérébral et ne fut nullement surpris d’un aveu qu’Ivan lui fit pourtant avec répugnance : « Les hallucinations sont très possibles dans votre état, mais il faudrait les contrôler… D’ailleurs vous devez vous soigner sérieusement, sinon cela s’aggraverait. » Mais Ivan Fiodorovitch négligea ce sage conseil : « J’ai encore la force de marcher ; quand je tomberai, me soignera qui voudra ! »

Il avait presque conscience de son délire et fixait obstinément un certain objet, sur le divan, en face de lui. Là apparut tout à coup un individu, entré Dieu sait comment, car il n’y était pas à l’arrivée d’Ivan Fiodorovitch après sa visite à Smerdiakov. C’était un monsieur, ou plutôt une sorte de gentleman russe, qui frisait la cinquantaine[1], grisonnant un peu, les cheveux longs et épais, la barbe en pointe. Il portait un veston marron de chez le bon faiseur, mais déjà élimé, datant de trois ans environ et complètement démodé. Le linge, son long foulard, tout rappelait le gentleman chic ; mais le linge, à le regarder de près, était douteux, et le foulard fort usé. Son pantalon à carreaux lui allait bien, mais il était trop clair et trop juste, comme on n’en porte plus maintenant ; de même son chapeau, qui était en feutre blanc malgré la saison. Bref, l’air comme il faut et en même temps gêné. Le gentleman devait être un de ces anciens propriétaires fonciers qui florissaient au temps du servage ; il avait vécu dans le monde, mais peu à peu, appauvri après les dissipations de la jeunesse et la récente abolition du servage, il était devenu une sorte de parasite de bonne compagnie, reçu chez ses anciennes connaissances à cause de son caractère accommodant et à titre d’homme comme il faut, qu’on peut admettre à sa table en toute occasion, à une place modeste toutefois. Ces parasites, au caractère facile, sachant conter, faire une partie de cartes, détestant les commissions dont on les charge, sont ordinairement veufs ou vieux garçons ; parfois ils ont des enfants, toujours élevés au loin, chez quelque tante dont le gentleman ne parle presque jamais en bonne compagnie,

  1. En français dans le texte.