Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/279

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Les sentiments les meilleurs, tels que la reconnaissance, me sont formellement interdits par ma position sociale.

— Tu retombes dans la philosophie ? dit Ivan, les dents serrées.

— Que Dieu m’en préserve ! Mais on ne peut s’empêcher de se plaindre parfois. Je suis calomnié. Tu me traites à tout moment d’imbécile. On voit bien que tu es un jeune homme. Mon ami, il n’y a pas que l’esprit. J’ai reçu de la nature un cœur bon et gai, « j’ai aussi composé des vaudevilles »[1]. Tu me prends, je crois, pour un vieux Khlestakov, mais ma destinée est bien plus sérieuse. Par une sorte de décret inexplicable, j’ai pour mission de « nier » ; pourtant je suis foncièrement bon et inapte à la négation. « Non, il faut que tu nies ! Sans négation, pas de critique, et que deviendraient les revues, sans la critique ? Il ne resterait plus qu’un hosanna. Mais pour la vie cela ne suffit pas, il faut que cet hosanna passe par le creuset du doute, etc. » D’ailleurs, je ne me mêle pas de tout ça, ce n’est pas moi qui ai inventé la critique, je n’en suis pas responsable. J’ai servi de bouc émissaire, on m’a obligé à faire de la critique, et la vie commença. Mais moi, qui comprends le sel de la comédie, j’aspire au néant. « Non, il faut que tu vives, me réplique-t-on, car sans toi rien n’existerait. Si tout était raisonnable sur la terre, il ne s’y passerait rien. Sans toi, pas d’événements ; or, il faut des événements. » Je remplis donc ma mission, bien à contrecœur, pour susciter des événements, et je réalise l’irrationnel, par ordre. Les gens prennent cette comédie au sérieux, malgré tout leur esprit. C’est pour eux une tragédie. Ils souffrent, évidemment… En revanche, il vivent, d’une vie réelle et non imaginaire, car la souffrance, c’est la vie. Sans la souffrance, quel plaisir offrirait-elle ? Tout ressemblerait à un Te Deum interminable ; c’est saint, mais bien ennuyeux. Et moi ? Je souffre, et pourtant je ne vis pas. Je suis l’x d’une équation inconnue. Je suis le spectre de la vie, qui a perdu la notion des choses et oublie jusqu’à son nom. Tu ris… non, tu ne ris pas, tu te fâches encore, comme toujours. Il te faudrait toujours de l’esprit ; or, je te le répète, je donnerais toute cette vie sidérale, tous les grades, tous les honneurs, pour m’incarner dans l’âme d’une marchande obèse et faire brûler des cierges à l’église.

— Toi non plus, tu ne crois pas en Dieu, dit Ivan avec un sourire haineux.

  1. Paroles de Klestakov, dans le Réviseur de Gogol, III, 6 -1836.