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Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/280

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— Comment dire, si tu parles sérieusement…

— Dieu existe-t-il oui ou non ? insista Ivan avec colère.

— Ah ! c’est donc sérieux ? Mon cher, Dieu m’est témoin que je n’en sais rien, je ne puis mieux dire.

— Non, tu n’existes pas, tu es moi-même et rien de plus ! Tu n’es qu’une chimère !

— Si tu veux, j’ai la même philosophie que toi, c’est vrai. Je pense, donc je suis[1], voilà ce qui est sûr ; quand au reste, quant à tous ces mondes, Dieu et Satan lui-même, tout cela ne m’est pas prouvé. Ont-ils une existence propre, ou est-ce seulement une émanation de moi, le développement successif de mon moi, qui existe temporellement et personnellement ?… Je m’arrête, car j’ai l’impression que tu vas me battre.

— Tu ferais mieux de me raconter une anecdote !

— En voici une, précisément dans le cadre de notre sujet, c’est-à-dire plutôt une légende qu’une anecdote. Tu me reproches mon incrédulité. Mais, mon cher, il n’y a pas que moi comme ça ; chez nous, tous sont maintenant troublés à cause de vos sciences. Tant qu’il y avait les atomes, les cinq sens, les quatre éléments, cela allait encore. Les atomes étaient déjà connus dans l’antiquité. Mais vous avez découvert « la molécule chimique », « le protoplasme », et le diable sait encore quoi ! En apprenant cela, les nôtres ont baissé la queue. Ce fut le gâchis ; la superstition, les cancans sévirent, nous en avons autant que vous, même un peu plus, enfin la délation ; il y a aussi, chez nous, une section où l’on reçoit certains « renseignements[2] ». Eh bien, cette légende de notre Moyen Âge, du nôtre, non pas du vôtre, ne trouve aucune créance, sauf auprès des grosses marchandes, les nôtres, pas les vôtres. Tout ce qui existe chez vous existe aussi chez nous ; je te révèle ce mystère par amitié, bien que ce soit défendu. Cette légende parle donc du paradis. Il y avait sur la terre un certain philosophe qui niait tout, les lois, la conscience, la foi ; surtout la vie future. Il mourut en pensant entrer dans les ténèbres du néant, et le voilà en présence de la vie future. Il s’étonne, il s’indigne : « Cela, dit-il, est contraire à mes convictions. » Et il fut condamné pour cela… Excuse-moi, je te rapporte cette légende comme on me l’a contée… Donc, il fut condamné à parcourir dans les ténèbres un quatrillion de kilomètres (car nous comptons aussi en kilomètres, maintenant),

  1. En français dans le texte.
  2. Allusion à la fameuse « Troisième Section » – police secrète.