Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/295

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

désiraient le châtiment du coupable, sauf peut-être les juristes, qui n’envisageaient le procès que du point de vue juridique, en négligeant le côté moral. L’arrivée de Fétioukovitch, réputé pour son talent, agitait tout le monde ; ce n’était pas la première fois qu’il venait en province plaider des procès criminels retentissants, dont on gardait ensuite longtemps le souvenir. Il circulait des anecdotes sur notre procureur et le président du tribunal. On racontait que le procureur tremblait de se rencontrer avec Fétioukovitch, avec qui il avait eu des démêlés à Pétersbourg, au début de sa carrière ; notre susceptible Hippolyte Kirillovitch, qui s’estimait lésé parce qu’on n’appréciait pas convenablement son mérite, avait repris courage avec l’affaire Karamazov et rêvait même de relever sa réputation ternie ; mais Fétioukovitch lui faisait peur. Ces assertions n’étaient pas tout à fait justes. Notre procureur n’était pas de ces caractères qui se laissent aller devant le danger, mais, au contraire, de ceux dont l’amour-propre grandit, s’exalte, précisément en proportion du danger. En général, notre procureur était trop ardent, trop impressionnable. Il mettait parfois toute son âme dans une affaire, comme si de sa décision dépendaient son sort et sa fortune. Dans le monde judiciaire, on souriait de ce travers, qui avait valu à notre procureur une certaine notoriété, plus grande qu’on n’aurait pu le croire d’après sa situation modeste dans la magistrature. On riait surtout de sa passion pour la psychologie. À mon avis, tous se trompaient ; notre procureur était, je crois, d’un caractère bien plus sérieux que beaucoup ne le pensaient. Mais cet homme maladif n’avait pas su se poser au début de sa carrière, ni par la suite.

Quant au président du tribunal, c’était un homme instruit, humain, ouvert aux idées les plus modernes. Il avait passablement d’amour-propre, mais toute son ambition se bornait à être tenu pour progressiste. Il possédait d’ailleurs des relations et de la fortune. On constata ensuite qu’il s’intéressait assez vivement à l’affaire Karamazov, mais dans un sens purement général : en tant que phénomène classé, envisagé comme la résultante de notre régime social, comme une caractéristique de la mentalité russe, etc. Quant au caractère particulier de l’affaire, à la personnalité de ses acteurs, à commencer par l’accusé, cela ne présentait pour lui qu’un intérêt vague, abstrait, comme il convenait d’ailleurs, peut-être.

Longtemps avant l’heure, la salle était comble. C’est la plus belle de la ville, vaste, haute, sonore. À droite du tribunal, qui siégeait sur une estrade, on avait installé une table et deux