Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/354

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aperçu en route ou un choucas sur une croix lui reviendront à la mémoire. En cousant son amulette, il se cachait des gens de la maison, il devrait se rappeler cette peur humiliante d’être surpris, l’aiguille à la main, et comment, à la première alerte, il courut derrière la séparation (il y en a une dans sa chambre)… Mais, messieurs les jurés, pourquoi vous communiquer tous ces détails ? s’exclama Hippolyte Kirillovitch. C’est parce que l’accusé maintient obstinément jusqu’à aujourd’hui cette version absurde ! Durant ces deux mois, depuis cette nuit fatale, il n’a rien expliqué ni ajouté un fait probant à ses précédentes déclarations fantastiques. Ce sont là des bagatelles, dit-il, et vous devez croire à ma parole d’honneur ! Oh ! nous serions heureux de croire, nous le désirons ardemment, fût-ce même sur l’honneur ! Sommes-nous des chacals, altérés de sang humain ? Indiquez-nous un seul fait en faveur de l’accusé, et nous nous réjouirons, mais un fait tangible, réel, et non les déductions de son frère, fondées sur l’expression de son visage, ou l’hypothèse qu’en se frappant la poitrine dans l’obscurité il devait nécessairement désigner le sachet. Nous nous réjouirons de ce fait nouveau, nous serons les premiers à abandonner l’accusation. Maintenant, la justice réclame, et nous accusons, sans rien retrancher à nos conclusions. »

Puis, Hippolyte Kirillovitch en vint à la péroraison. Il avait la fièvre ; d’une voix vibrante il évoqua le sang versé, le père tué par son fils « dans la vile intention de le voler ». Il insista sur la concordance tragique et flagrante des faits.

« Et quoi que puisse vous dire le défenseur célèbre de l’accusé, malgré l’éloquence pathétique qui fera appel à votre sensibilité, n’oubliez pas que vous êtes dans le sanctuaire de la justice. Souvenez-vous que vous êtes les défenseurs du droit, le rempart de notre sainte Russie, des principes, de la famille, de tout ce qui lui est sacré. Oui, vous représentez la Russie en ce moment, et ce n’est pas seulement dans cette enceinte que retentira votre verdict ; toute la Russie vous écoute, vous ses soutiens et ses juges, et sera réconfortée ou consternée par la sentence que vous allez rendre. Ne trompez pas son attente, notre fatale troïka court à toute bride, peut-être à l’abîme. Depuis longtemps, beaucoup de Russes lèvent les bras, voudraient arrêter cette course insensée. Et si les autres peuples s’écartent encore de la troïka emportée, ce n’est peut-être pas par respect, comme s’imaginait le poète ; c’est peut-être par horreur, par dégoût, notez-le bien. Encore est-ce heureux qu’ils s’écartent ; ils pourraient bien dresser un mur