Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/50

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comme dans les grands magasins de la capitale : du vin « de la cave des Frères Iélisséiev », des fruits, des cigares, du thé, du café, etc. Il y avait toujours trois commis et deux garçons pour les courses. Notre région s’est appauvrie, les propriétaires se sont dispersés, le commerce languit, mais l’épicerie prospère de plus en plus, les chalands ne manquant jamais pour ces produits. On attendait Mitia avec impatience, car on se souvenait que trois ou quatre semaines auparavant, il avait fait des emplettes pour plusieurs centaines de roubles payés comptant (on ne lui aurait rien livré à crédit) ; alors comme aujourd’hui, il avait en main une liasse de gros billets qu’il prodiguait à tort et à travers sans marchander ni s’inquiéter de la quantité de ses achats. On disait en ville que dans son excursion avec Grouchegnka à Mokroïé « il avait dissipé trois mille roubles en vingt-quatre heures et qu’il était revenu de la fête sans un sou comme sa mère l’avait mis au monde ». Il avait engagé une troupe de tziganes qui campaient alors dans nos parages et profitèrent de son ivresse pour lui soutirer de l’argent et boire des vins fins à tire-larigot. On racontait en riant qu’à Mokroïé, il avait offert le champagne aux rustres, régalé de bonbons et de pâtés de Strasbourg des filles et des femmes de la campagne. On riait aussi, surtout au cabaret, mais par prudence en l’absence de Mitia, en songeant que, de son propre aveu public, la seule faveur que lui avait value cette « escapade » avec Grouchegnka était « la permission de lui baiser le pied, et rien de plus ».

Lorsque Mitia et Piotr Ilitch arrivèrent à la boutique, une télègue attelée de trois chevaux, avec un tapis et des grelots, attendait déjà, conduite par le cocher André. On avait déjà emballé une caisse de marchandises et l’on n’attendait plus que l’arrivée de Mitia pour la fermer et la mettre en place. Piotr Ilitch s’étonna.

« D’où vient cette troïka ? demanda-t-il.

— En allant chez toi, j’ai rencontré André et je lui ai dit de venir droit ici. Il n’y a pas de temps à perdre ! La dernière fois, j’ai fait route avec Timothée, mais aujourd’hui, il m’a devancé avec une magicienne. André, serons-nous bien en retard ?

— Ils nous précéderont d’une heure tout au plus, se hâta de répondre André, un cocher dans la force de l’âge, roux et sec. Je sais comment va Timothée, je m’en vais vous mener autrement vite, Dmitri Fiodorovitch. Ils n’auront pas une heure d’avance !