Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/69

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— Mais pourquoi t’a-t-on fouetté ? hurla Kalganov.

— À cause de Piron, répondit Maximov.

— Quel Piron ? dit Mitia.

— Mais le célèbre écrivain français Piron. Nous avions bu, en nombreuse compagnie, dans un cabaret, à cette même foire. On m’avait invité, et je me mis à citer des épigrammes : « C’est toi, Boileau, quel drôle de costume ! » Boileau répond qu’il va au bal masqué, c’est-à-dire au bain, hi ! hi ! et ils prirent cela pour eux. Et moi d’en citer vite une autre, mordante et bien connue des gens instruits :

Tu es Sapho et moi Phaon, j’en conviens,
Mais à mon grand chagrin
De la mer tu ignores le chemin[1].

Ils s’offensèrent encore davantage et me dirent des sottises ; par malheur, pensant arranger les choses, je leur contai comment Piron, qui ne fut pas reçu à l’Académie, fit graver sur son tombeau cette épitaphe pour se venger :

Ci-gît Piron qui ne fut rien,
Pas même académicien.

C’est alors qu’ils me fustigèrent.

— Mais pourquoi, pourquoi ?

— À cause de mon savoir. Il y a bien des motifs pour lesquels on peut fouetter un homme, conclut sentencieusement Maximov.

— Assez, c’est idiot, j’en ai plein le dos ; moi qui croyais que ce serait drôle ! » trancha Grouchegnka.

Mitia s’effara et cessa de rire. Le pan aux longues jambes se leva et se mit à marcher de long en large, de l’air arrogant d’un homme qui s’ennuie dans une compagnie qui n’est pas la sienne.

« Comme il marche ! » fit Grouchegnka d’un air méprisant.

Mitia s’inquiéta ; de plus, il avait remarqué que le pan à la pipe le regardait avec irritation.

« Panie, s’écria-t-il, buvons ! »

Il invita aussi l’autre qui se promenait et remplit trois verres de champagne.

  1. Batiouchkov, « Madrigal à une nouvelle Sapho » – 1809.