Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/131

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ou les mauvaises actions, les paroles et les discours, à la rigueur même le compte rendu des inondations et certains édits du gouvernement, pourvu qu’on prît seulement dans tout cela ce qui peignait l’époque ; le tout serait classé dans un certain ordre, avec une intention, une idée éclairant l’ensemble du recueil. Enfin le livre devait être intéressant et d’une lecture facile, indépendamment de son utilité comme répertoire. Ce serait, pour ainsi dire, le tableau de la vie intellectuelle, morale, intérieure de la Russie pendant toute une année. « Il faut, acheva Lisa, que tout le monde achète cet ouvrage, qu’il se trouve sur toutes les tables. Je comprends que la grande affaire ici, c’est le plan ; voilà pourquoi je m’adresse à vous. » Elle s’animait fort, et quoique ses explications manquassent souvent de netteté et de précision, Chatoff comprenait.

— Alors ce sera une œuvre de tendance, les faits seront groupés suivant une certaine idée préconçue, murmura-t-il sans relever la tête.

— Pas du tout ; le groupement des faits ne doit accuser aucune tendance, il ne faut tendre qu’à l’impartialité.

— Mais la tendance n’est pas un mal, reprit Chatoff ; d’ailleurs, il n’y a pas moyen de l’éviter du moment qu’on fait un choix. La manière dont les faits seront recueillis et distribués impliquera déjà une appréciation. Votre idée n’est pas mauvaise.

— Ainsi vous croyez qu’un pareil livre est possible ? demanda Lisa toute contente.

— Il faut voir et réfléchir. C’est une très grosse affaire. On ne trouve rien du premier coup, et l’expérience est indispensable. Quand nous publierons le livre, c’est tout au plus si nous saurons comment il faut s’y prendre. On ne réussit qu’après plusieurs tâtonnements, mais il y a là une idée, une idée utile.

Lorsque enfin il releva la tête, ses yeux rayonnaient, tant était vif l’intérêt qu’il prenait à cette conversation.

— C’est vous-même qui avez imaginé cela ? demanda-t-il à Lisa d’une voix caressante et un peu timide.