Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/149

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’ennuies. Vous m’étonnez tous quand je vous regarde. Je ne comprends pas que des gens s’ennuient. Moi, je m’amuse.

— Tu t’amuses avec ton frère ?

— Tu parles de Lébiadkine ? C’est mon laquais. Il m’est absolument égal qu’il soit ici ou qu’il n’y soit pas. Je lui crie : Lébiadkine, apporte-moi de l’eau ; Lébiadkine, donne-moi mes souliers, il court me les chercher ; quelquefois il se trompe, et je me moque de lui.

— C’est la vérité, me fit observer Chatoff parlant cette fois encore à haute voix sans s’inquiéter aucunement de la présence de Marie Timoféievna ; — elle le traite tout à fait comme un laquais ; je l’ai moi-même entendue crier : « Lébiadkine, apporte-moi de l’eau », et elle riait en lui donnant cet ordre ; seulement, au lieu d’obéir, il la bat, mais elle n’a pas du tout peur de lui. Elle est sujette à des attaques nerveuses qui se renouvellent presque chaque jour et lui enlèvent la mémoire ; à la suite de ces accès, elle oublie tout ce qui vient de se passer et perd toute notion du temps. Vous croyez qu’elle se rappelle comment nous sommes entrés ? c’est possible, mais à coup sûr elle a déjà tout arrangé à sa façon et nous prend maintenant Dieu sait pour qui, bien qu’elle n’oublie pas que je suis Chatouchka. Cela ne fait rien que je parle tout haut ; elle cesse au bout d’un instant d’écouter ceux qui causent avec elle, et se met à rêver à part soi. En ce moment, son esprit bat la campagne. Elle est extraordinairement distraite. Durant huit heures consécutives, durant une journée entière, elle reste assise à la même place. Vous voyez ce pain sur la table : elle n’en a peut-être mangé qu’une bouchée, depuis ce matin, et elle l’achèvera demain. Tenez, à présent elle se tire les cartes…

— Oui, Chatouchka, je me tire les cartes, mais cela ne sert à rien, dit brusquement Marie Timoféievna qui avait entendu la dernière parole de Chatoff, et elle tendit sa main gauche vers le pain, sans, du reste, le regarder (son attention avait sans doute été attirée aussi par la phrase où il en était question). À la fin, elle prit le pain, mais, entraînée par le plaisir de